55 – 15 janvier 2023 – Les frites, c'est comme le chocolat (correction fantasque et dérisoire).
Comme le répéta Aragon à maintes reprises lors d'un repas arrosé avec Tristan Tzara et André Breton, « qu'est-ce que vous attendez ? Allez-y, apportez-moi toutes les frites du monde, arrosez-moi ça de cacao, et je vous démontrerai les vertus de la mastication acharnée. » Il est vrai qu'Aragon ne lésinait pas sur l'hyperbole et dévorait en ogre quand Triolet venait à manquer. La question se pose de comprendre en quoi des aliments aussi diamétralement opposés que les frites et le chocolat se marient volontiers dans le cœur du gourmand – si ce n'est du gourmet – et s'il semble juste de les différencier. Nous verrons en dernier lieu qu'il existe une troisième voie, dont Aragon fut le douteux précurseur, n'en déplaise aux exégètes qui, parce qu'ils ont tout lu, pensent avoir tout vécu.
Thomas Payne l'évoque dans son obscur « Comment nourrir les soldats de l'Indépendance », dont même Tocqueville se montra jaloux, au point qu'il activa tous ses réseaux pour en faire disparaître le moindre exemplaire. (Si vous ne trouvez nulle mention de cette œuvre, pourtant magistrale, c'est normal et c'est la preuve que j'ai raison) : la frite est l'aliment par excellence. Elle allie la puissance calorique de la patate à ce goût trivial et passe-partout qui forme la base de la nourriture de transition. Une frite sera toujours une frite. Si certaines sont meilleures que d'autres, parce que coupées le matin même et frites avec amour, tendresse et des paroles d'encouragement pendant la cuisson, le consommateur averti (et j'en appelle ainsi à Hergé, Jacques Brel et Charline Vanhoenacker pour de vagues raisons d'appartenance à la nation belge) reconnaîtra toujours le goût d'une frite, ce qui n'est pas le cas de l'amateur d'empanadas, de tamales ou de tajines.
Cette caractéristique notable, nous la retrouvons également dans le chocolat. Sergio Leone ne disait-il pas, entre deux tournages : « Quand Clint me casse les pieds, je bouffe deux cents grammes de chocolat dessert et ça va tout de suite mieux. » Tout est dit dans ces termes lapidaires. Leone, en effet, ne cite aucune marque, ce qui prouve, bien évidemment, que tous les chocolats se valent, pourvu qu'on ne les ait pas piochés sur le rayon du bas. La dimension thérapeutique de cet aliment ne passe pas inaperçue et il est notoire que Sergio Leone, peu après, entama un régime et décida de travailler avec Charles Bronson et Henry Fonda plutôt qu'avec cette vieille baderne ultraconservatrice de Clint Eastwood. Frites et chocolat se rejoignent ainsi sur ce plan également : ce sont de légers antidépresseurs dont il convient d'user avec modération.
Attention, n'oublions pas que dans les deux cas, la préparation reste minime. « Le chocolat se déballe et les frites s'achètent », écrivait Winston Churchill dans le brouillon de ses mémoires – il n'a pas gardé cette partie-là. Comme tout Britannique, Churchill prisait le Fish and Chips et accompagnait volontiers sa tasse de thé d'un petit carré de chocolat noir, mêlé parfois de menthe (je n'ai jamais compris, je suppose qu'il faut être Anglais pour ça). Nul besoin, en tout cas, de passer des heures en cuisine. De quoi se concentrer sur l'essentiel, ce qui se résumait, pour Churchill, par une guerre contre les Nazis en picolant du Johnnie Walker. Un vrai Britannique, gloire à lui. La citation de Churchill nous invite tout de même à considérer des différences de nature entre ces deux aliments qui suffisent, du moins pour les esprits faibles et les âmes étriqués, à interdire toute comparaison pertinente.
« C'est une histoire de contexte », répète Victor Wooten. Evidemment, il parle de notes de musique jouées sur un fond harmonique mais la consommation de frites ou de chocolat, c'est comme un riff de basse, un solo de guitare, ou un léger coup de triangle : c'est le contexte qui valide l'élément surnuméraire. Manger du chocolat au dîner du soir, c'est mal. Tous les nutritionnistes vous le diront – avant de vous présenter la facture – et un mars ne remplacera jamais une soupe de potimarron, même si je préfère tremper ma tartine dans du chocolat plutôt que dans le potage – bon, si c'est du beurre salé, on peut s'arranger mais on frôle déjà le hors-sujet. Le contexte, nom d'une pipe ! Les frites, c'est pour le midi, entre deux cours, à ta pause repas, parce que brève et imposée par des horaires iniques qui ne prennent pas en compte ton système digestif. Ou alors, le soir, parce que tu n'en peux plus, parce que l'idée même de pénétrer dans cette salle de tortures qu'est devenue ta cuisine te paraît intolérable. Alors, bim, des frites, un burger, un tacos, un bretzel, n'importe quoi pourvu que tu ne passes pas plus de cinq minutes à peler un concombre ou à couper une tomate. Et la vaisselle, on la plie en quatre et se vide toute seule dans le bac de tri sélectif.
Orson Welles aimait le chocolat. Je ne plaisante pas – d'ailleurs je ne plaisante jamais – son fantôme m'est apparu hier soir et m'a rappelé que le noir et blanc d'Othello et du Procès constitue un hommage direct à sa nourriture préférée : le chocolat. A toute heure. Je lui ai dit, les yeux englués de sommeil : « Dis donc, Orson, mon loup, tu crois pas que tu aurais pu y aller mollo sur le sucre, justement. Regarde ce que tu es devenu, bigre ! On dirait Churchill ! » S'il avait respecté la notion de contexte, peut-être aurait-il pu transformer Citizen Kane en franchise et continuer de jouer les jeunes premiers au menton carré et à la taille de guêpe. Quoi qu'il en soit, le contexte suffit à distinguer ces deux aliments de façon inexpugnable, disent les gastronomes – terme technique dont il convient de souligner qu'il commence par la même syllabe que « gastéropode ».
Nous en arrivons en effet à la différence fondamentale que le pékin moyen n'aura pas manqué de remarquer en croquant dans une frite ou dans du chocolat. L'un est salé, l'autre sucré. Je vous laisse évidemment deviner lequel est quoi, je ne vois pas pourquoi je serais le seul à bosser non mais oh. « Enfoncer des portes ouvertes demeure hélas l'apanage du philosophe », écrivit en son temps le vieil Homère, qui ne savait pas tenir un stylo. Vous m'excuserez donc cette lapalissade légèrement embarrassante mais il semble évident que, passé l'âge canonique de cinq ans et demi, le mélange sucré-salé correspond à des mixtions autrement plus complexes que la simple juxtaposition frites/chocolat – sauf si on est Louis Aragon aux prises avec l'alcool et Tristan Tsara.
Il convient toutefois de ménager la chèvre et le chou. « Les frites et le chocolat, c'est comme le rap en l'an 2023 ou le swing des années trente joué par des milléniaux : ils sont l'adversaire, l'ennemi, le symbole ultime de la réappropriation culturelle, par les masses et la machine industrielle, d'une forme artistique rare, née dans la populace et retransmise de génération en génération par des artistes d'abord incompris, rejetés, puis canonisés par leurs rejetons et héritiers dont la seule innovation consiste à reproduire les créations de leurs aînés sans la moindre créativité. » Sacré Thomas Piketty, il nous étonnera toujours.
Sur ce, j'arrête là, je fatigue et je crois que vous avez pigé l'essentiel. Si c'est le cas, vous m'expliquerez, je n'ai moi-même pas tout compris. La prochaine fois, nous aborderons une question fondamentale et tenterons de mettre tout le monde d'accord, scientifiques et complotistes : la Terre est-elle ronde ? La Terre est-elle plate ? Cherchez pas, c'est un cube. Elle tourne mais elle a des faces plates. Allez bim, réglé.
Bon dimanche à vous et pensez aux Shadocks de temps en temps, je crois qu'ils ne seraient pas de trop en ces temps difficiles.
Annotations
Versions