59 – 20 janvier 2023 – Bon, j'ai une demi-heure.
Et je perds déjà trente secondes à vérifier le numéro de l'entrée du jour. J'oublie à chaque fois. Pourtant, j'y suis à chaque tour de soleil – oui, aujourd'hui j'ai décidé d'inverser, na ! Le soleil tourne autour de la Terre, qui, ne l'oublions jamais, ressemble à une assiette creuse, le modèle oriental, avec un liseré fin, tout de broderie et dentelle, laquelle tient sur la trompe de quatre éléphants qui s'appuient eux-mêmes sur le dos d'une tortue en mouvement constant, puisqu'elle cherche de la salade, ce qui prouve par A + B que c'est les vegans qui ont raison, fin du débat, merci, bonsoir, veuillez refermer la porte en partant.
Je rappelle que c'est la CIA qui a flingué Kennedy, détruit le World Trade Center, flingué l'autre Kennedy, manipulé Mark David Chapman pour qu'il se charge de Lennon, déguisé l'assassinat d'un troisième Kennedy en accident d'avion, voyagé dans le temps pour assassiner Lincoln, lequel est mort dans la loge Kennedy alors que le premier Kennedy sus-mentionné succomba dans une Lincoln. Vous irez faire le tri là-dedans. Il n'y a que des conneries, sauf une.
Et le temps file, tempus fugit, time flies, et je ne raconte rien.
Est-il vraiment besoin de raconter quoi que ce soit chaque jour ? N'oubliez pas que je me fais les doigts, je reprends mon souffle, je me masse les neurones.
Allez si, tout de même, la manif.
J'ai détesté. On aurait dit un concert des Barbiches où le public n'est pas d'accord avec lui-même, se divise en petits clans armés de fanions aux teintes criardes, organise des contre-soirées avec des musiques n'entretenant aucun rapport avec l'idée de rassemblement populaire, de contestation politique, ou au contraire du Rage Against the Machine, l'idéal pour provoquer une émeute malgré l'immense respect que je voue à ce groupe incroyable. Putain oui, c'était horrible. Tu n'imagines pas ce que c'est pour un hypersensible, allergique au contact, désireux de s'entourer d'une bulle de son propre bruit – en général une musique choisie dans le répertoire d'un célèbre moustachu, ce qui te laisse le choix entre Vassiliu, Brassens et Zappa – parce que trop de signaux contradictoires, trop de stimuli, trop de tout partout en même temps. Voir tout de même défiler la CFDT aura fait ma journée, ce n'est pas tous les jours qu'on les croise entre deux cortèges de la CGT.
Bien entendu, je noircis le tableau à dessein – en plus, il faisait froid et le froid, c'est comme la droite, ça ne devrait pas exister. J'ai profité du moment. Nous avons autorisé la grande à sécher un cours de maths pour nous accompagner. Ca la concerne aussi, me semble-t-il, et c'est donc en famille, tous les quatre, que nous avons remonté le cortège parce qu'on aime bien marcher vite chez les [ajouter ici les quatre noms des divers membres d'une famille quatre fois recomposée]. Esteban m'aura manqué, comme chaque jour, évidemment, mais un peu plus hier parce que je le sais investi et moins rétif à se mêler aux masses bêlantes de gens très bien.
Oui, je sais que tu sens l'ironie mais n'y voit pas une critique déplaisante sur un comportement ou une appartenance à un milieu social qu'il me viendrait à l'idée de mépriser. Je te rappelle que je suis un écrivain raté et un musicien limité qui n'a pas un kopeck. Non, les masses – je me rappelle l'avoir écrit ailleurs dans ce journal qui n'en est pas un – ont l'inconvénient de transformer les personnes qui la constituent en cellules d'un agrégat. De telles fusions s'avèrent de plus en plus utiles, voire nécessaires, mais cet « effet masse », si je puis dire en usant d'un euphémisme à défaut d'aller piocher les termes savants chez Mehdi Moussaïd, chercheur en psychologie des masses et auteur du sympathique et intrigant « Fouloscopie » (et oui, je vous le recommande encore et encore. Puis vous enchaînerez sur les écrits de Paul Lafargue, ça ne vous fera pas de mal par les temps qui courent.), cet « effet masse », disais-je avant d'autoriser une trop longue parenthèse s'insérer entre deux virgules, me terrifie. On dirait une sorte d'alcool léger qui se diffuserait tranquillement d'un manifestant à l'autre.
Quoi qu'il en soit, pas d'affrontements, pas de gaz lacrymo à Montpellier, pas d'échange de civilités entre camarades et CRS, j'étais déçu – mais rassuré à l'idée de ne pas rencontrer la matraque d'une pandore, ce qui m'aurait contraint à me planquer derrière le bouclier humain de mes enfants. Ben quoi ? Le petit dit qu'il sera ninja plus tard, faut bien qu'il s'entraîne !
En non-habitué des manifs – pour des raisons que vous aurez devinées et qui n'ont rien à voir avec mes opinions politiques – je ne saurais dire avec certitude si la mobilisation était particulièrement impressionnante.
Mais en fait si. On est arrivé en retard – c'est une sorte de tradition familiale – et nous avons laissé passer presque tout le cortège, évidemment pris en cours de route, après le défilé de bon nombre de groupes CGT. J'ai compté très précisément quatorze mille cinq cent douze marcheurs, terme dont il convient de récupérer les droits pour faire la nique à Macron. Nous avons ensuite remonté l'ensemble du cortège et j'en ai profité pour soustraire ceux que j'avais comptés et ajouter les autres, rassemblés autour des trois Grâces dans une ambiance festive qui me ferait regretter le carnaval de l'école de mes enfants, youpi, c'est la fête, non mais tuez-moi lentement mais tuez-moi sûrement. Bref, d'après mes calculs éclairés, nous étions très précisément quarante-huit mille sept-cent soixante-trois personnes, à la dizaine près.
Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à compter vous-mêmes.
Je vous laisse, la demi-heure a vécu.
Je m'aperçois que je passe du tutoiement au vouvoiement et vice-versa sans jamais me soucier de la moindre cohérence. Ne le prends pas mal et passe une excellente journée, je vous prie.
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