60 – 21 janvier 2023 – Oh la la la, quelle flemme !

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Salut à toi, regard qui passe, paire d'yeux qui brille encore du reste de la soirée de la veille, céphalée persistante après d'éventuelles libations nocturnes, les parties intimes peut-être toujours échaudées et radoucies par l'orgie frénétique du pré-week-end, ça y est je dis n'importe quoi, calmons-nous, reprenons.

Quand j'ai la tête engourdie – et c'est le cas aujourd'hui – et les pupilles en allumettes, j'éprouve un courage très relatif à l'idée de fournir l'effort intellectuel requis par le moindre exercice d'écriture. Annonçons-le d'emblée pour ruiner savamment le suspense : aujourd'hui, j'ai pas envie. Je suis cre-vé. Je veux dormir jusqu'à la fin des temps – et comme tout le monde, de Jancovici à Aurélien Barrau, s'accorde à dire qu'elle se rapproche sans traîner des talons, je ne saurais culpabiliser – m'assoupir un siècle ou deux, bâiller des paupières sans penser à rien, vivre le déni en toute conscience inconsciente, ne plus croire en rien du tout pour gober n'importe quoi, et arrêter de pondre des phrases longues, ça devient lassant et je sens que tu songes déjà à un deuxième café.

Bref, je me suis réveillé avec, au creux de la paume, un poil épais comme un baobab et long comme un cortège d'il y a deux jours, et c'est là, justement qu'il faut se tenir droit sur son siège et écrire.

Putain, c'est dur.

Mais ça pourrait être pire. Je pourrais faire partie de l'aristocratie des ultra-riches, des patrons qui prennent des douches à l'or liquide et des bains de gasoil (c'est plus cher que le caviar), qui se parfument à la moutarde bio (c'est plus cher que le Chanel 5), et croquent des chips de luxe dans leurs jets privés. Et pourquoi ça pourrait être pire, je vous le demande ?

Non-non, c'est sérieux, il faut suivre et c'est une vraie question.

Parce que l'économie du pays repose tout entière sur leurs petits bras musclés de gens qui bossent comme des acharnés.

Ben oui, enfin. Sinon on ne leur ferait pas autant de cadeaux. M'enfin, c'est logique.

Le pays repose sur le Medef, Arnault et toute cette bande qui se gave sans rien branler et qui chie des milliards en se torchant avec les droits fondamentaux des plus pauvres qu'eux. N'oublions jamais – et je paraphrase ici une vanne de Daadhoo, dont je recommande le visionnage de bidonnants détournements – qu'ils sont meilleurs que nous !

(Je fais ici référence à son détournement d'une vidéo de Tom Cruise effectuant une énième cascade de cintré de la carafe, regardez-la ici, https ://www.tiktok.com/@daadhoo_/video/7183007959838969093 , c'est hilarant.)

Macron l'a dit de mille et une façons : nous sommes « les gens qui ne sont rien » et, dans la même phrase, il nous opposait « aux gens qui réussissent ». Avec la désinvolture du loup qui a mangé tout le bétail et la tranquillité pesante du dealer face au junkie. Il a parlé, en off – procédé de communication d'une hypocrisie décapante – de ce « pognon de dingues » investi dans les « minima sociaux », en insistant sur le « rien à faire », « les gens qui naissent pauvres restent pauvres ». Ah la la, quelle fatalité, mes aïeux... Rien à voir avec la suppression de l'ISF, nooooon, rien à voir avec les cadeaux fiscaux, les taxes indirectes et l'inflation contrôlée. (Et j'en oublie, je ne suis ni économiste, ni journaliste).

Macron a rappelé l'importance de la valeur travail en l'associant de façon perverse et hautaine à son mépris de classe : « La meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler. » Prenons-le au mot. Selon la fourchette de prix d'un costume homme – dont je tiens à souligner qu'il sera toujours moins cher que son équivalent féminin correspondant à la gamme du produit choisi – nous tombons sur un prix moyen de 2000 euros. Si je touche un SMIC (comme 2,04 millions de Français selon la Dares), et que je dois payer un loyer, des charges, un minimum de bouffe et de produits usuels, il est peu probable que j'arrive à mettre de l'argent de côté avant quelques années de disette pour m'offrir ce beau costume tout neuf qui me permettra de passer l'entretien plus-plus, ou de crâner auprès des copains. Franchement, pour aller plus vite, j'intégrerai volontiers un réseau de trafic quelconque, j'aurai le nez poudré en prime ; de toute façon, c'est pas comme s'ils montraient pas l'exemple, nos dirigeants fantoches, souvenez-vous de l'adresse aux intermittents de ce cher Emmanuel... mais si, souviens-toi, les bras de chemise, la cravate desserrée, les mains gesticulantes, les pupilles réduites à des boutons de schtroumpfs...

Si je touche le RSA, le costume, je peux lui dire adieu en écrasant une larmichette, je me contenterai d'un ersatz pas trop mal coupé glané dans une friperie du pauvre (Emmaüs), chez Tati, ou chez Tonton qui a pris du bide et ne rentre plus dans le sien. Il y aura toujours un drôle au portefeuille plus rempli que le mien pour me rappeler que je ne sais pas m'habiller, que les pauvres manquent de goût, que la misère jouit d'un capital culturel ridicule, en feignant d'ignorer que Bourdieu n'a jamais dit que les pauvres étaient cons ou incultes, que la sociologie est un sport chargé de règles cliniques et d'émotions masquées, parce qu'elle sait pertinemment qu'elle décrit une réalité mouvante où les cases n'ont pas lieu d'être, où les classements, en définitive, ne sont que des balises, des murs de papier dont il faut savoir s'écarter pour lire l'image dans son ensemble.

Et j'ai encore craqué sur la phrase trop longue.

J'y peux rien, j'ai la flemme, je compense. Et de toute façon, tu l'auras deviné, accès de fainéantise du samedi matin ou non, le besoin d'aligner les mots me dévore de l'intérieur. Résister à cet afflux reviendrait à affronter un tsunami avec une ombrelle.

Pour en revenir au costume, et surtout au RSA, il y avait, en juin 2022, 1,88 million de personnes en France qui touchaient le RSA. Un nombre qui diminue, peut-on lire ici ou là. N'oublions pas que Pôle emploi trouve les moyens de radier à tour de bras, que les chiffres du chômage baissent, selon certains calculs, tandis qu'augmente le nombre de jobs précaires. L'avenir est au livreur à vélo, haletant et sous-payé. Je l'ai dit à mes enfants : « Ca sert à rien les études, faites du vélo, travaillez du mollet, évitez la clope, et livrez, livrez, livrez, vous aurez des pourboires et la santé ! » Ils m'ont regardé avec un mélange de suspicion et de pâte à tartiner sur la lèvre inférieure.

Et pourquoi je m'embarque là-dedans, moi ? Je ne suis pas économiste, qui j'espère convaincre ?

De toute façon, je vais vous dire – ou je vais te dire, ça dépend si tu préfères qu'on fasse semblant d'être ami ou que je fasse semblant de te respecter – grâce à la théorie du « ruissellement », on s'en sortira tous haut la main, avec un pavillon de banlieue et une retraite dorée. Si si, je vous jure.

Meuh non, bande d'inquiétants crédules – je sais elle est pourrie, cette insulte, mais je n'ai pas envie de vous insulter, tu l'auras compris, j'espère, c'est toi que j'aime et pas les autres cons en cravate et col qui décident pour les autres en reprenant quatre fois du dessert, les salauds – la théorie dite du « ruissellement » n'est soutenue par aucun économiste sérieux. Plus ils sont riches, moins ils partagent. C'est un fait, un constat, une réalité sociétale, culturelle, économique, aisément démontrable et maintes fois démontrée. Alors, oui, chacun a ses pauvres. Même ton humble et fainéant narrateur, et tiens, une petite anecdote, pour alléger ce piètre pamphlet.

Il y a trois soirs, ma moitié s'impose maîtresse-cuisinière, m'éjecte des fourneaux, je m'en réjouis, je me plonge dans une âpre méditation dans les toilettes, et en ressors pour me faire engueuler. « Mais t'étais où, enfin, c'est pas sérieux, on n'a plus de sauce soja ! »

Bigre, devant ce drame imminent, je ne perds pas de temps à détailler mes mésaventures digestives à tendance excrémentielle, et file comme le vent au Carrefour Market en cette heure quasi-tardive.

Devant l'entrée, un type frigorifié quémande trois sous avec sa guitare, bien rangée dans son étui, je pense que ses doigts ont gelé et que même un la mineur lui provoquerait d'intenses douleurs. Je dis bonsoir et pénètre dans ce lieu de débauche, achète ma sauce soja, et je me dis tiens, je vais lui prendre un sandwich et une bouteille d'eau, à ce pauvre gars, si j'étais à sa place, je cracherais pas dessus.

Je sors, je lui dis, sur un ton d'excuse (parce que j'ai honte de donner, c'est peut-être idiot, mais j'ai peur que l'on confonde une forme fragile et très relative de solidarité avec de la pitié pure et dure) que je n'ai pas d'argent liquide mais que je me suis permis de lui acheter un petit quelque chose à manger.

Je constate rapidement que ça ne colle pas. Merde, je l'ai confondu avec un clodo. Il attend juste quelqu'un. Oh putain comme je suis couillon.

En réalité, pas du tout. Le gars faisait bel et bien la manche mais, visiblement, il avait des principes :

« Aaaaah, je suis désolé », il me dit, « normalement, on n'accepte pas de nourriture. »

Ah, bon ?

Je reste con. J'ai la bouche clouée, la langue collée au palais soudain tout sec, et j'avoue que j'aimerais bien tomber sur ma tronche dans un miroir à cet instant précis.

« Heu... Pardon, je crois que j'ai pas compris ce que vous me dites. »

Il me répète que la bouffe, c'est pas possible, en usant de ces termes : « Normalement, on n'accepte pas de nourriture. »

En quelques secondes, je me dis qu'il veut de l'alcool, puis que je suis un connard rempli de préjugés, puis qu'il doit payer la mafia qui tient le foyer dans lequel il se rentre le soir pour moins sentir le froid, et je me dis merde, il leur faut des euros, à ces types, parce que t'as des bandes de gros bras qui les rackettent, et putain pourquoi j'ai plus de monnaie dans les poches ?

Et je me souviens que je suis moi-même pauvre et que cette petite tranche de vie vient d'intégrer ma collection personnelle de moments surréalistes imprévus.

Je lui tends quand même le sandwich et la bouteille d'eau.

« Vous êtes sûrs ? Au moins, vous aurez mangé. »

Il refuse une dernière fois, l'air à la fois détaché, résigné et je ne sais quoi d'autre, nous nous saluons et je m'en vais, le soja en poche, mon sandwich et ma bouteille à la main.

La vie est un éternel émerveillement.

Je n'avais pas fini, pourtant, de cracher sur Macron et consorts.
Avec l'élégance qui m'est propre, vous en conviendrez.

Non, je ne mettrai pas d'emoji. Si tu ne sens pas l'ironie, il faut lire davantage.

Venons-en à l'essentiel. Il faut changer de paradigme, nous sommes d'accord, non ? Le temps de la résignation est derrière nous. Il faut passer de « ne mettons pas la barre trop haut » à « soyons réalistes, exigeons l'impossible. » Conspuons Marc-Aurèle et auréolons le Che ! Le premier, d'ailleurs, était empereur et le deuxième médecin. Lequel mérite qu'on l'écoute et lequel qu'on lui coupe la tête ?

Bon, vous m'avez compris et tu ne m'en tiendras pas rigueur, j'ai envie de casser du politique. Physiquement, littéralement, sans prendre de gants. Alors je propose qu'on se lance tous dans une cagnotte leetchi pour réunir les fonds nécessaires à la location des services d'une bande de Barbouzes qui se « feraient » l'Elysée, Matignon, Bercy et le Quai d'Orsay en moins de temps qu'il n'en faut à Véran pour dire une connerie et à Aurore Bergé pour changer d'avis (vous avez remarqué qu'elle a les mêmes initiales qu'AB productions, c'est un signe, ça, non ?)

Ma compagne me dit que c'est illégal, l'appel au meurtre, tout ça, l'attentat organisé, terrorisme, violence illégitime, blablabla, tout ça machin.

Certes, oui. Alors fermons les écoles. Quinze jours, trois semaines. Fermons les hôpitaux. Deux heures. Pas plus, mais tous en même temps. Chions tous dans une boîte qu'on enverra en colissimo chez Borne, Ciotti et toute la clique – on ne devrait pas manquer de caca, nous sommes nombreux, et comme disent les riches, les pauvres se nourrissent vraiment mal.

Enfin, bref. Projetons-nous ailleurs que dans ce quotidien triste que l'on nous impose à coups de réformes injustes (et économiquement inutiles, consultez les économistes, vous verrez), cet horizon que l'on nous dérobe constamment, ces rêves de vie meilleure que l'on ne cesse de piétiner en nous rappelant à l'ordre à coups de gaz ou de matraque.

Sinon, on peut toujours se cotiser pour racheter des actions chez McKinsey mais ça risque d'être un peu long.

Je m'en vais maintenant travailler ma guitare, n'oublions pas l'essentiel, si je veux rester non-essentiel.

Je t'embrasse fort, passe un bon week-end, courage à toi dans ce monde rigolo, parce que comme disent les papillotes de Noël de chez mes parents, « l'optimiste rit pour oublier, le pessimiste oublie de rire. »

Ou quelque chose dans le genre, ne pinaillons pas.

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