62 – 24 janvier 2023 – La pensée masculiniste.
Mesdames, messieurs, bonjour.
Je viens de partager à l'instant un article du Huffington Post qui s'intéresse à un rapport du Haut Conseil à l'Egalité sur l'état du sexisme en France. Je lis le rapport en parallèle de l'écriture de ce texte, ainsi qu'un document émis par le même organisme, « le baromètre sexisme, vague 2, novembre 2022 ». Ce qui frappe d'emblée, c'est l'incapacité des hommes à percevoir le problème dans son ensemble. Ils sont moins nombreux que les femmes à constater les inégalités du quotidien, ou, plus simplement, à prendre pleinement conscience d'un problème qui les concerne aussi et surtout, dans la mesure où leur responsabilité est engagée directement ou indirectement.
Je reformule pour les femmes qui n'auraient pas compris.
Non, je déconne. Mansplaining, blague sexiste, vexations. Nous sommes trop nombreux parmi les hommes à ne pas questionner cette habitude. Parce que c'en est une, et une mauvaise, ancrée dans nos têtes de petits pachas que l'on a élevé dans un esprit de compétition, dans l'idée que nous y avions droit, à tout et au reste, et que les femmes seraient toujours disponibles pour nous servir d'une façon ou d'une autre. Et pourquoi je dis « nous », à votre avis ? Si ce rapport m'accable autant, c'est parce qu'il révèle à quel point nous, les hommes, les mecs, les gars, les couillus, les velus, les poilus, nous fermons les yeux sur des réalités vécues au quotidien par la majorité de la population (je rappelle à toutes fins utiles qu'il y a plus de femmes que d'hommes, ce qui, mathématiquement, fait d'elles la majorité des « hommes » de ce pays).
Je vois l'heure tourner et je me dis que je n'aurai jamais le temps aujourd'hui de lire tous ces documents et de les commenter en temps réel. Je vous propose d'étaler ça sur plusieurs jours. De toute façon, ceux qui me lisent de temps à autre me connaissent un petit peu. Je ne vais pas entrer dans une considération sociologique et jouer à l'analyse de chiffres.
Je pense juste qu'il serait temps pour les hommes, pour « nous », puisque j'en suis un – les guillemets ne sont là que pour ménager l'éventuelle lectrice qui se sentirait exclue par mes propos – de nous regarder dans la glace, de revoir chacun de nos gestes passés, de ré-écouter chacune de nos réflexions pour comprendre où et quand nous avons dérapé. Parce que nous l'avons fait, ne vous leurrez pas, nous l'avons tous fait. D'ailleurs, les femmes dérapent également, de temps en temps. Il existe également un pourcentage non-négligeable de femmes que l'on peut qualifier de sexistes, l'étude le révèle en creux, mais je tiens à ce que personne ne se serve de cette idée comme une excuse du genre : « Tu vois, les femmes aussi. On est tous pareil. On est des animaux, on se comporte comme des animaux. » Oh la belle rhétorique de connard adepte des documentaires animaliers...
Je le redis pour que ce soit clair : nous, les hommes, sommes infiniment plus sexistes que les femmes. Nous leur faisons du mal. Quand nous sommes, dirons-nous, « dans les clous » et que nous ne les tapons pas, ne nous foutons pas gentiment de leur gueule sous prétexte d'humour noir inspiré de Hara-Kiri et consorts (souvenons-nous, malgré tout les respect que j'éprouve pour toute l'équipe fondatrice du Charlie Hebdo de légende, que ces types portaient en eux le sexisme ordinaire de leur génération), que nous ne leur expliquons pas la vie sur le ton professoral de celui qui sait, lorsque nous ne commentons pas leur tenue, en bien ou en mal, leur apparence physique (« t'as grossi mais ça te va bien », ou le magique « c'est cool, t'as maigri », ou « t'es toute bronzée, c'est mignon »), leurs choix de vie (« je veux pas te donner de conseils mais si j'étais toi... », ou pire « pour une mère, t'as aucun sens des responsabilités »), leurs principes d'éducation, eh bien même quand on parvient à ne pas tomber dans le moindre de ses travers, tant qu'on ne réagit pas en réclamant notre part de responsabilité, nous participons passivement du problème.
L'été dernier, je marchais derrière une jeune femme court vêtue. Je ne la regardais pas particulièrement mais je suppose que mes yeux devaient traîner sur ses jambes nues. En réalité, je n'en sais rien. Je me souviens surtout de mon malaise lorsqu'elle a pressé le pas pour changer de trottoir, qu'elle m'a jeté un coup d'oeil après avoir traversé la rue, un air de reproche dans le regard. En fait de regard, c'était probablement le mien qui posait problème. Que je m'en sois rendu compte ou non ne devrait même pas être évoqué. Si cette jeune femme a eu peur de moi à ce moment-là – où j'allais juste acheter du lait et des œufs en prévision d'une session crêpes avec les enfants – c'est que quelque chose dans mon attitude pouvait sembler menaçant. Mon apparence, ma démarche, mon appartenance au sexe dit fort ? Ou peut-être juste le rappel involontaire d'une situation similaire vécue par cette jeune personne, situation au cours de laquelle le danger lui avait peut-être semblé plus évident. Peut-être qu'elle vit ce genre de trucs chaque jour, plusieurs fois par jour. Les regards graveleux, les remarques, les gars qui t'accostent pour te demander l'heure alors que t'as autre chose en tête et qu'ils essaient de te draguer d'une façon ou d'une autre, qui éventuellement se fâchent si tu les envoies balader, t'insultent ou te balancent une claque.
J'ai connu un type qui prétendait comprendre le concept de la main au cul tel que les femmes le subissent quotidiennement parce qu'il avait passé quelques heures dans un bar gay à Barcelone. S'il a effectivement senti dans sa chair à ce moment-là, pendant un temps limité qui a pris fin à l'instant même où il a quitté le local, je doute qu'il puisse imaginer avec la précision requise la peur, l'angoisse, le dégoût que font naître ces gestes à répétition dans le cœur et l'âme des femmes. Un homme ne connaît pas vraiment ces peurs-là. Le rapport d'ailleurs le démontre par A + B. Il serait temps, je pense, de comprendre que nous n'avons accès qu'à une infime partie des données dans la mesure où nous ne pouvons absolument pas les expérimenter de façon empirique.
Si l'on déplace le problème et que l'on se contente de ramener tout ça, non à une histoire de sexisme mais à un souci d'apparence, j'ai ici une anecdote qui pourra peut-être éclairer les sceptiques. A mes vingt ans, je portais cheveux longs, barbichette et veste en cuir dégueulasse. J'étais l'étudiant de lettres par excellence, celui au look d'artiste clodo tendance rock'n'roll. Quand je pénétrais dans Monoprix, deux vigiles me collaient aux basques en permanence et surveillaient le moindre de mes gestes. Ca me gonflait et m'amusait à la fois et à chaque fois que je revenais des courses, mon épouse – aujourd'hui mon ex-femme – refusait de me croire. Elle croyait que j'exagérais. « En plus, disait-elle, les vigiles sont noirs. Ils vont quand même pas se rendre coupables de délit de sale gueule alors qu'ils subissent la même chose à longueur de vie. »
Il faut dire que ma femme s'habillait chic et bien, portait ses cheveux blonds avec élégance, bref on dépareillait légèrement d'un point de vue vestimentaire. Nul doute que les vigiles lui fichaient la paix.
Je l'ai décidée à m'accompagner tout en lui recommandant de marcher cinq ou six pas en arrière. « On ne se connaît pas, ok ? Et tu me suis, et tu regardes. » Au bout de cinq minutes, elle avait pigé et n'en revenait pas.
Cette expérience, nous n'avons pas vraiment besoin de l'adapter à la notion de sexisme au quotidien pour essayer de comprendre ce que vivent les femmes. Si nous nous montrons un tant soit peu honnêtes, nous savons très bien ce qu'elles vivent. D'abord parce qu'elles nous le disent. Avant MeToo, les femmes dénonçaient déjà ces comportements machistes, le poids du regard de l'homme, la suprématie de son désir, sa vocation à réclamer systématiquement le dernier mot. Sans parler de sa violence. Verbale ou pire. Depuis MeToo, le temps de la « parole libérée », belle formule qui plaît beaucoup aux journalistes mais moins aux hommes dans leur ensemble, a cédé la place au backlash, ce retour de bâton des idées rétrogrades, du conservatisme et de la toute-puissance du patriarcat.
Mais si nous savons ce qu'elles vivent, c'est surtout parce que nous sommes ceux qui le leur infligent. Il serait temps de nous en rendre compte et, sans parler de ma culpa ou de procès staliniens (des éléments de rhétorique qu'apprécient les masculinistes), nous pourrions peut-être juste commencer à arrêter de dire « mais enfin, je suis très triste pour toi, ma louloute, mais je n'ai rien à voir avec ces cons. » Hélas si, nous avons tout à voir. Nous avons tous à voir.
Nous savons ce qu'elles vivent mais pas ce qu'elles ressentent. Nous sommes incapables de nous mettre à leur place et lorsqu'un extrémisme émerge chez les féministes, les plus farouches opposants à la cause des femmes se dressent sur leurs petites jambes derrière leur petit micro (parce que c'est fou à quel point il leur est facile d'obtenir la parole et l'écoute) pour parler de « féminazies », pour dire qu'elles vont trop loin, que ce n'est pas la bonne méthode, blablabla.
Je rappelle que ce n'est pas en demandant gentiment que les Afro-Américains ont obtenu le droit de vote et que la Révolution française a exigé une période de terreur pour que les privilégiés intègrent dans leur ADN qu'on en avait fini avec les aristocrates et les rois.
Allez-y, vous, allez demander gentiment à nos dirigeants d'annuler la réforme des retraites. Et n'oubliez pas de sourire en vous caressant les cheveux, ça devrait marcher.
J'arrête là pour aujourd'hui parce que j'ai du travail. Mais j'y reviendrai demain.
Je vous embrasse respectueusement et avec votre consentement.
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