64 – 27 janvier 2023 – Captain, my captain.

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Ah, j'avais l'esprit si libre, la pensée claire et dégagée ! Je songeais depuis quelques heures à ce que j'allais bien pouvoir coucher sur papier. Je ne voulais pas retourner tout de suite auprès du rapport sur l'état du sexisme en France. Non seulement ça me retourne l'estomac mais j'ai d'autres obsessions en tête.

Et la vie qui s'écoule dans sa tranquille frénésie.

J'ai accompagné la classe de Milo à la piscine. « Bonjour, papa de Milo », la routine, en plus timide toutefois, puisque le froid a tendance à clouer le bec aux plus vaillants. J'étais dans les vestiaires avec eux, ce qui m'a permis de constater que les garçons ne jouissent pas du même sens de l'autonomie que les filles. J'imagine que ce point de détail peut alimenter la réflexion sur le masculinisme, le patriarcat et l'éducation différenciée, mais gardons ça pour plus tard, voulez-vous ? D'autant que ce matin, précisément, les garçons se sont fendu d'un effort certain sur la logistique. Ne les accablons pas, n'oublions jamais qu'ils sont le sexe faible.

J'attendais avec d'autres parents accompagnateurs dans le vestibule de la piscine et nous avions tout loisir de contempler les ébats aquatiques de notre progéniture à travers l'immense baie vitrée qui donne vue sur les bassins. De vieux souvenirs sont remontés à la surface. Une maman m'a dit : « Ils ont de la chance quand même. Moi, ma mère m'a jetée dans une piscine où je n'avais pas pied et elle m'a dit que je devais revenir au bord. » Elle a ensuite décrit la peur, le traumatisme et sa méfiance encore prégnante vis-à-vis de l'eau.

Pour ma part, j'ai eu beaucoup de chance. Mes étés espagnols me rapprochaient de la plage et des piscines familiales. Je passais mes journées en maillot de bain et je suppose que, si j'avais dû boire la tasse une fois de temps à autre, j'éprouvais peu de craintes à l'idée de tremper mon corps menu. C'est tout de même grâce à l'école et aux piscines municipales que j'ai vraiment appris à nager. Je me souviens encore de ce maître nageur à grosses moustaches, un petit blond tout sec, qui nous parlait d'un ton âpre, marqué par l'accent du sud, dont la gentillesse contrastait avec l'aridité de sa parole. Je me rappelle même que je suis devenu bon nageur. Enfin un sport où je pouvais envisager de m'épanouir.

Mon souvenir le plus vif concerne une séance de natation avec la classe. Je dois avoir huit ou neuf ans et mon petit maillot vert commence à accuser le coup. Il s'effiloche, le bougre, et je me doute bien qu'il va me falloir un rechange dans pas longtemps, mais pour l'heure, je suis au bord de la piscine de la Paillade, côté grand bain, et je fais la queue en attendant de plonger à mon tour. La séance est presque terminée et tous les élèves participent à une course-relais. La classe est divisée en deux groupes, qui se placent en file indienne, chacun y va de sa petite longueur, c'est cool.

Lorsque mon tour survient, je me sens frais et détendu. Je te l'ai dit, j'adore nager. L'eau m'offre une protection mouvante et fluide mais réelle, efficace, totale. Je suppose que l'on dressera un parallèle avec le liquide amniotique et que l'on me soupçonnera de souhaiter alors retourner dans le ventre de ma mère, ou quelque chose dans le genre, mais vous pensez ce que vous voulez. J'aime cette manière qu'a le son de voyager dans l'eau. Mes oreilles se bouchent et perçoivent le monde extérieur dans sa vérité secrète, celle qui accepte que les visions se déforment, que la matière est un leurre et que nos sens ne nous révèlent pas tout.

Je plonge, donc, et c'est cet instant que choisit mon slip de pain pour craquer dans les grandes largeurs. Je le sens, là derrière, que plus rien ne retient mes fesses. L'eau chlorée leur glisse dessus en une caresse rare, c'en est presque agréable. Presque, oui. A cet âge, je suis la pudeur incarnée. Je ne veux pas qu'on me voit nu, ni la queue ni le cul ! Je déteste déjà les shorts parce que je veux cacher mes jambes et j'ai tendance à favoriser les manches longues.

Et là, crac ! Toute la classe a les yeux rivés sur mon postérieur. Mon maître aussi. J'ai honte. Alors je finis ma longueur en nageant le « crawl à une seule main », c'est nouveau, ça vient de sortir. J'emploie la gauche à retenir les pans déchirés du maillot toute en poussant comme un forcené sur la droite. Je finis ex aequo avec mon camarade, ce qui me renforce dans l'idée que je devrais faire de la compétition. Lorsque j'en parle à mes parents le soir même, je ne me rends pas compte que je viens de signer implicitement pour sept ou huit ans de natation hebdomadaire. Ma foi, il y a pire comme passe-temps.

La compétition, ça n'a jamais été mon truc. Je ferai deux ou trois courses jusqu'à ce que j'avoue à ma mère que ça m'escagasse les biroufles. Je me contenterai de nager comme un quidam.

Ces vieux souvenirs ont surgi un peu à l'improviste et n'expliquent en rien pourquoi j'ai intitulé ce texte « Captain, my captain. »

Bah, c'est rien. Conneries. Billevesées. Absurdité des échanges virtuels proposés par la machine et son fantôme. Facebook me révèle aujourd'hui que c'est l'anniversaire de l'un de mes contacts, à savoir le musicien Fred Roland – que je ne connais pas vraiment et je ne me vois pas lui souhaiter un bon anniversaire, ce serait curieux. Mais son « nom Facebook » intègre le terme de « Captain » et, par association d'idées, je pense au poème « O Captain ! My Captain ! », de Walt Whitman, connu surtout pour ce qu'en dit le personnage du professeur Keating – joué par le regretté Robin Williams – dans le film « le Cercle des poètes disparus ». Alors je me dis, bon, je suppose que quelqu'un y aura pensé. Eh bien non !

Putain, Fred Roland, mais c'est quoi ces types qui te souhaitent le bon annif ? Où sont leurs valeurs ? Leurs références culturelles ? Ah la vache, ça me démonte.

Enfin, bref, j'avais l'âme en paix et le cœur en adéquation et j'ai reçu un coup de téléphone qui m'a, disons-le avec des pincettes, gentiment mordillé l'oreille interne. Vous savez ce que c'est, quand on touche à l'oreille interne, on s'attaque au sens de l'équilibre. Cette personne, dont je me bornerai à dire qu'il s'agit d'un ami de sexe indéterminé, m'a – et je l'en remercie – rapporté des propos d'un tiers dont la description se limitera à l'euphémisme anglophone « not a friend anymore ».

J'avoue que cette façon de communiquer ne me manquait pas : dire à quelqu'un ce qu'on veut que quelqu'un d'autre entende, et utiliser donc un intermédiaire parce qu'on n'a pas osé affronter soi-même son interlocuteur. Ceux qui s'étonnent que j'aie coupé les ponts avec des anciens collègues et amis de trente ans n'ont qu'à se baser là-dessus : quand on veut dire quelque chose, on ne se cache pas, on le dit à la personne concernée et on passe à autre chose. Ce mode de communication semble tomber en désuétude et je le déplore.

Je l'ai d'ailleurs rappelé par mail à la personne émettrice des propos sus-mentionnés.

Et voilà, je m'énerve. C'est con, j'étais provisoirement revenu dans le ventre de ma mère (qui est à nouveau grand-mère depuis avant-hier soir, et moi tonton), j'avais la gueule de Robin Williams dans les mirettes grâce à un contact facebook avec lequel j'ai dû échanger deux mails, et j'étais cooooooool.

En réalité, tout va bien.

Surtout que, si tu suis ce faux journal avec la même abnégation que ton humble narrateur, peut-être te réjouiras-tu d'apprendre que mon écriture en arrive à une nouvelle phase.
Bon, ok, dit comme ça, c'est naze. N'oublions pas toutefois que rédiger tous ces textes, sans véritable préparation, sans toujours prendre le temps de se relire comme il faudrait, sans m'imposer de contraintes autre que temporelles, se résume avant tout à alimenter une pratique. En gros, c'est de l'entraînement. Et j'en ai cruellement besoin, sans doute l'auras-tu senti.

Ma plume s'était rouillée, alourdie, affadie. Je ne dis pas que le changement est radical mais dans ma petite cervelle de musicien raté, des câblages se reconnectent, des champs lexicaux s'étoffent, des sentiers se frayent un chemin. L'autre jour, dans une salle d'attente, j'ai quarante minutes d'avance. Je sors un carnet, un stylo, je remplis trois pages sans réfléchir à ce que j'écris. De la fiction. Narrateur monoscopique, subjectif, le « je » incarné mais séparé de son auteur. De la fiction, enfin.

Tout à l'heure, à la piscine, j'arrivais à suivre la conversation tout en glissant quelques phrases dans mon carnet. Le « truc » que j'avais gamin me revient à pleines dents. J'en suis au point où il suffit que je pose la plume pour qu'elle glisse toute seule.

Bachelard disait : « Sartre n'a rien écrit. » Considérant en effet que l'on ne nomme « écriture » que celle qui invente et modèle le monde à son image, la fiction, donc, et ses différents genres et sous-genres, Bachelard effaçait les essais de Sartre sous l'effet d'une redéfinition radicale de l'objet littéraire.

Je ne sais pas trop si je suis d'accord avec Bachelard mais il aurait été obligé d'admettre aujourd'hui que j'ai enfin réussi à écrire.


Des nouvelles bientôt mais il n'est pas impossible que je passe désormais plus de temps sur de la fiction (et là, pas question de la partager sur Facebook, du moins pas dans un premier temps). Cela dit, j'ai d'autres trucs à raconter, d'autres conneries à écrire. Demain, je parlerai de la chanson qui m'obsédait hier au réveil, ça nous fera des vacances.

Je t'embrasse, qui que tu sois, avec l'ironie mordante des inconnus.

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