67 – 31 janvier 2023 – Considérations éparses.

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Hier soir, j'assistais à ce que nous appelons la « classe d'ensemble », au JAM. C'est un atelier de pratique musicale chapeauté par un professeur de l'école, un musicien, où les participants apprennent à jouer de leurs instruments dans le cadre d'un projet collectif centré sur un répertoire choisi. Oui, c'est un groupe mais j'avais envie de délayer.

En fait de groupe, d'orchestre, de combo, nous sommes tous plus ou moins logés à la même enseigne : si nous ne partons pas tous de zéro – je pense notamment aux deux guitaristes et au saxophoniste, dont le niveau dépasse celui de la moyenne – nous nous retrouvons tous dans ce moment fragile qu'est l'apprentissage. Il implique une confrontation permanente avec ses limites, que l'on tente de dépasser, qu'on échoue à repousser, qu'on enjambe un matin sans trop savoir pourquoi, pour se retrouver ensuite confronté à un deuxième mur tout aussi infranchissable que le premier. Il en faut de la patience et de la maîtrise de soi. Pour ma part, il me faut aussi du xanax mais passons.

Hier, nous jouions « Just Friends », ma bête noire mais également celle du batteur, peu habitués que nous sommes des rythmes salsa qui faisaient pourtant la joie de mes parents lors de certaines fêtes au cours desquelles ma mère fournissait la musique. La salsa, putain. En voilà un, de virus, qu'ils ne m'auront pas transmis ! Ma sœur, qui aime danser, la comprend dans son corps, dans ses veines, dans ses mouvements. Pour moi, c'est juste une influence parmi d'autres de la Mano Negra.

« Just Friends » n'est pas que salsa. Comme le dit Thierry Riou, que j'évoque ici parce que nous venons d'échanger par mail, le jazz est une musique syncrétique qui accepte absolument tous les rythmes. On pourra peut-être lui rétorquer que certains artistes rock se sont essayés au même exercice, il nous répondra que ces artistes font la une des magasines jazz et que ça devrait peut-être nous mettre la puce à l'oreille.

« Juste Friends » passe allègrement de la salsa au swing, et vice-versa, et ça me rend malade. J'ai failli abandonner la classe d'ensemble il y a trois mois quand on l'a entamé comme on attaque une falaise dépourvue d'aspérités en claquettes et short de bains. J'y arrive mieux maintenant mais je dois t'avouer que je rêve souvent de punk et de blues lourd : du binaire, du basique, du carré ! Pas ces machins chaloupés où l'accent rebondit du deux au quatre, ou du « et du trois » sur le un et demi, ou autres curiosités numérologiques.

Je m'énerve, je râle, je fulmine comme un chat qui attend ses croquettes devant son maître apathique, mais je sais que j'apprends et ma foi, j'en saurai toujours davantage à la fin de l'année que lorsque j'ai commencé cette formation. Alors tutto bene, poursuivons l'anecdote.

J'étais donc assis sur ma chaise d'écolier format adulte – l'oubli de sangle m'oblige à m'asseoir quand je joue de la basse, ce qui m'emmerde un peu mais c'est un excellent prétexte quand on est vieux, et fatigué, mais vieux surtout – et je remarque que mon prof a adopté un code couleur pour le moins étonnant. Il n'en est pas à briller dans le noir, il ne te heurte pas la rétine en t'imposant des teintes ignobles, a su jouer les nuances pour ne pas provoquer d'épiphanie chez les apprentis daltoniens, mais je peux pas me retenir, il faut que j'y dise.

Je l'interpelle donc.

« Il faut que je t'en parle sinon ça va me trotter dans la tête jusqu'à la fin du cours. Tu as choisi le même code-couleur que mon gamin. En ce moment, il lit Spirou, alors il s'habille en rouge. »

Mon prof ne percute pas dans la seconde. Il faut dire que je le cueille au milieu d'une intervention auprès de l'un de mes condisciples. Si ça se trouve, ça cause neuvièmes, cadences, alternance majeur/mineur, du blabla de musicien, quoi (oui, je vous rappelle que je ne suis pas musicien : je joue de l'harmonica, c'est pas pareil), alors tenue vestimentaire, Spirou, tout ça, bon, ça lui passe au-dessus de la tête.

La lueur revient dans ses yeux vifs.

« Spirou ? Le groom ? »

Oui, msieur. Et j'explique. Dimanche soir, peu avant de se coucher, Milo a sorti ses vêtements rouges et les a étalés dans sa chambre. Il a disposé ensuite, sur le tapis, le pantalon, le T-shirt, les chaussettes, le slip, le sweat, le tout bien rouge, parodiant sans le savoir les tracés autour des cadavres lorsqu'un accident survient sur la voie publique. « Ta-dam ! » a-t-il tonné, triomphant.

« Mon amour, viens voir ce qu'il a encore inventé ! »

Et sa mère de débouler, le sourire en coin.

Cet enfant est un génie.

L'anecdote, résumée en moins de mots auprès de mon prof et de mes congénères, suscite quelques rires mais nous retournons vite à la salsa.

La prochaine fois, je raconterai la vie de mes hamsters. Il y en avait six, ça devrait nous occuper plus longtemps.

Et sinon, excusez-moi, mais il faut que ça sorte : Borne est dépassée.

Ah, quel soulagement ! J'avais ce jeu de mots vaseux sur le bout de la langue depuis le premier café, autant dire il y a des heures ! Je le traîne comme un boulet parce que j'y pense depuis quelques jours, à la grève d'aujourd'hui. En tant qu'intermittent, la notion de grève n'a aucun sens tant qu'on n'actionne pas une machine ou que l'on ne gère pas la paperasse d'une grosse boîte. Imaginons un peu que j'appelle la production de « Demain nous appartient », pour laquelle je vais jouer les figurants d'ici peu, et que je leur dise : « Désolé, je viens pas, je fais grève. »

A priori, on aurait droit au dialogue qui suit.

« Excusez-moi, je n'ai pas bien compris, vous pouvez répéter ? »

La jeune femme au bout du fil se tourne vers ses collègues et leur signifie d'un geste qu'elles vont se marrer, tout en branchant le haut-parleur.

« Oui, bien sûr. Je fais grève, alors je peux pas venir demain.

- Moua aahaha, d'accord, monsieur, pas de problème, nous comprenons très bien. »

Elle raccroche et, s'adressant aux autres personnes présentes dans le bureau de la prod :

« Celui-là, il est con mais il nous aura fait rire. Il faudra penser à le rappeler de temps en temps. »

En effet, la grève est censée causer du tracas, provoquer des perturbations, rompre le train-train quotidien d'un système qui estime pouvoir fonctionner sans l'aide de son socle fondateur, et ce socle, c'est les petites mains, les caissiers, caissières, les profs, les ouvriers, les artisans, les infirmiers, infirmières, aides-soignant.e.s, les conducteurs.trices de bus, de tram, de métro, de train, les guichetiers, les livreurs, les vendeurs, tous les boulots de merde sous-payés, tous le secteur social surexploité, tout ce qui n'est ni banquier, ni actionnaire, ni grand calife. En définitive, il me semble bien que nous sommes beaucoup plus nombreux que ceux qu'une réforme des retraites arrange.

Hier, l'un des élèves me disait : on enchaîne les manifs, on pose des jours de grève mais rien ne change vraiment. Qu'est-ce qu'on peut faire ? J'ai répondu du tac-au-tac : blocage total des écoles pendant trois semaines, fermeture nationale des services d'urgences pendant une heure, électricité gratuite pendant trois jours sur d'importants secteurs, arrêt total des trains pendant une semaine, grève des éboueurs pendant trois semaines.

L'idée reste à notre portée. C'est juste une histoire de volonté.

Je vous bise et vous souhaite une bonne et belle journée.

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