70 – 3 février – « Être beau, gagner de l'argent ».
Je rédige ces lignes éparses les fesses posées sur un banc bleu piscine, le modèle plastique ondulé, simulant des vaguelettes pour rester dans le ton. Le gars de l'accueil s'est senti obligé de brancher la radio sur de la variété française de qualité. Les initiés reconnaîtront peut-être les paroles citées plus haut en guise de titre. En ce qui me concerne, j'attends avec impatience le moment où je me jetterai du Zappa dans l'ouïe, histoire de me rincer les conduits. Le pire, c'est qu'en m'abstrayant de la voix et des paroles, j'en arriverais presque à apprécier la musique – malgré un arrangement un peu daté. La faute au JAM. La peste soit des professeurs de théorie musicale ! Si ça continue, je vais devenir tolérant envers la merde radiophonique sous prétexte que « en fait, c'est pas si mal. C'est une cadence brisée, et écoute bien, cette couleur, là, c'est du mineur contrarié par un mode importé via une dominante secondaire, elle-même substituée par un arrangeur facétieux. »
M'enfin, heu. Et ce dégoût légendaire nourri aux médiathèques pendant toutes ces années de construction d'un moi rétif, allergique aux top 50, au hits, aux tubes, et autres curiosités de langage ?
Je me trouve dans le hall d'entrée de la piscine Spilliaert (Marcel, le water-poliste, et non Léon le peintre) et j'écris sur un petit cahier rouge en hommage à Marx.
Pas du tout, soyons sérieux. C'était le moins cher.
Encore une sortie scolaire. Je les enchaîne ces derniers temps. L'enfance s'achève beaucoup trop tôt et ces moments partagés ne reviendront pas. Le petit s'en souviendra. Même ses copains s'en souviendront, de ce papa bizarre qui raconte des histoires de vagabondages nocturnes sur les toits de Paris – eh oui, j'étais jeune et fou.
Je n'ai eu l'occasion d'accompagner mon aîné qu'une seule fois dans sa vie. J'étais à Paris pour d'autres raisons, bien sûr, mais j'étais là, c'était possible, je fus ravi. J'aurais souhaité davantage mais je sais que le grand s'en souvient. Il n'était pas resté collé au pater, occupé qu'il était à causer à ses potes. C'était dans un parc – j'ai oublié lequel – et nous avions pique-niqués tous ensemble. Ses amis me regardaient d'un drôle d'air, parce que j'étais rarement là, parce que je venais du Sud, parce que j'avais une nuance d'accent.
En revenant de l'excursion, dans la rue de Bercy, à deux minutes à peine de l'école, Esteban me demande l'heure. Je réponds sans ambages et sans regarder ma montre. Un de mes super pouvoirs qui ne servent à rien, j'ai tendance à donner l'heure précise. Un sens inné de l'orientation temporelle, en quelque sorte.
Je l'aperçois du coin de l'oeil qui suggère à l'un de ses camarades de vérifier.
« Tu vois, je te l'avais dit, » entends-je la seconde suivante.
Certaines réputations reposent sur des images tronquées. Pour nos enfants, nous ne sommes ni des Dieux ni des héros, juste des personnages de légende qui avons vécu des dizaines de vies cachées dans les limbes de leur non-existence. Nous les rencontrons à leur naissance, ils nous découvrent à mi-chemin, pour nous redécouvrir plus tard, dans un album-photo planqué chez papy-mamie, dans un vieux journal logé au fond d'une boîte d'archives, dans une collection d'objets hétéroclites.
J'aime regarder mes enfants vivre. J'essaie de le leur cacher – ils sont déjà assez narcissiques comme ça, mais à la différence de nous, ils ont une excuse : ce sont des enfants ! En toute circonstance et en tout lieu. Les observer ainsi, détaché mais veillant à leur bien-être, j'apprends à poser les pieds dans les pas de celui que je suis censé devenir, celui qui naît chaque jour un peu plus dans ce corps vieillissant.
Aujourd'hui, les garçons se sont assumés en tant que tel et il a fallu pallier leurs défaillances et les aider à se magner le train. Par pitié, éduquez vos garçons de la même manière que vos filles : rendez-les autonomes, dites-leur que non, c'est non, et la pudeur, nom d'une bite ! J'en ai vu des bistouquettes, aujourd'hui.
Si j'avais cinq minutes, j'ajouterais quelques lignes sur ces travers masculins qui consistent à étaler leur sexe sur la voie publique, ne serait-ce qu'en urinant contre un arbre, mais ces cinq minutes me manqueront plus tard, j'ai une guitare à gratter et un estomac à remplir.
Petit addendum, toutefois. Ceci est la soixante-dixième entrée du « Journal d'un monde qui s'achève en traînant la patte » et j'ai atteint la page 191 du document word dans lequel je rédige (ou recopie, comme aujourd'hui et avant-hier, le brouillon du jour). J'envisage une publication papier, mais de l'auto-édition, bien sûr. Aucun éditeur digne de ce nom ne publierait ceci. S'il y a des intéressés, je vous prie de me le faire savoir via la messagerie. Il s'agira ensuite de calculer le prix de l'impression et tout le tintouin. L'idée, évidemment, n'est pas vraiment de devenir riche. A toi de voir.
Je t'embrasse, toi qui passes, toi qui lis, toi qui vis. Joyeux anniversaire à Emmanuel de Roquetaillade si d'aventure ses prunelles glissent par ici, et une bonne après-midi à tous.
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