72 – 5 février 2023 – Et vive la carbonara !

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Un quart d'heure. C'est tout ce que je peux t'accorder aujourd'hui. C'est peu et je délaye déjà !

Hier, le petit s'est coincé le doigt dans une porte. On se serait cru dans une sitcom. Tout juste s'il ne m'insultait avec des mots d'adultes, me rouant de coups de tatanes dans le tibia, hurlant de la voix de de Linda Blair dans « l'Exorciste ». C'était merveilleux et je me suis senti obligé de lui rappeler l'histoire de mon majeur à la raie sur le côté.

Je te la résume en quelques lignes puis je lance la carbo : nos estomacs crient famine.

Samedi, fin de matinée, je débauche de la petite école à 11h30, il n'y a personne dans le petit appartement que nous occupons, fraîchement débarqués d'Espagne, ma mère, moi et son acolyte devenu beau-père et, des années plus tard, père adoptif. J'ai sept ans et j'ai la dalle. Et je ne rechigne pas à l'effort parce que qui ne tente rien ne se glissera jamais le chocolat dessert sous la dent, le gros tout noir qui a du goût et qui se rit du chocolat au lait. Je pose mon cartable dans l'entrée et me dirige vers la cuisine miniature en prenant des airs de conspirateur. Je suis Bébel dans « l'Homme de Rio », Tintin dans « l'Ile noire », Starsky et Hutch dans ce génial crossover avec « La croisière s'amuse » (un épisode en deux parties où les deux flics les plus sympas du staff se retrouvaient à chercher des bombes sur le bateau du capitaine Stubing, d'Isaac et Gopher, ah les après-midi télés qui débordent d'un vomi d'images...)

Dans la cuisine, j'étudie le terrain. J'ai en visuel le grand placard et ses portes en contreplaqués, je les rejoins sans claquer des semelles, des fois qu'on aurait cachés des micros. Avare de gestes inutiles – sait-on jamais – je déplace une chaise, y grimpe, saisit la plaquette et un couteau au passage. Le modèle aux dents pointues et au manche lourd. Un pastiche de scie capable de venir à bout du quignon de trois semaines comme du steak le plus rétif.

Pourquoi une lame, me direz-vous ?

J'aimerais répondre que le romantisme de la situation exige de la rocambole et des armes blanches. Qui sait s'il ne surgira pas du tiroir sous l'évier un lutin belliciste, un psychopathe atteint de nanisme, un mini-robot assassin déjà responsable de la mort de Brassens que mon beau-père semble porter aux nues.

En réalité, je sais que mes doigts trop fins échoueront à briser la tablette de chocolat dessert. Je n'arrive tout simplement pas à séparer les carreaux entre eux. Et de toute façon, je n'ai pas le droit d'y toucher puisqu'il est censé finir sa vie dans un dessert. Et il est midi. On ne mange certainement pas de chocolat à midi, alors que le déjeuner s'apprête à jaillir comme par magie de la tambouille de maman.

Sauf que maman n'est pas là, que je ne vois nulle tambouille et que j'ai envie de chocolat.

J'ai sept ans, les gars, on ne juge pas !

Je tente de jouer des muscles, par acquis de conscience, et abandonne bien vite. Je place la tablette sur la tranche, je vais couper ce machin comme s'il s'agissait d'une planche qu'il faudrait réduire sans la poser à plat. C'est absurde ? Sans doute. On n'est pas fini quand on a sept ans.

J'ajoute une mauvaise prise à la mauvaise idée de départ en maintenant la main sous la tablette, les doigts bien dressés dans le dos de la plaque noire, de façon à ce que la lame descende de tout son poids puisque je m'appuie sur ma main.

Peut-être le sens-tu venir, ce couteau qui glisse sur la tablette et se jette sur mon doigt – le majeur. La lame déchire la chair avec la froide délectation du prédateur croquant sa proie. Je regarde, incrédule, ce minuscule fragment de peau qui divise mon doigt en deux morceaux inégaux. Le sang abonde sur la table en formica et mon premier réflexe consiste à l'éloigner de la tablette. Je me glisse le doigt dans la bouche, j'avale un peu de mon sang, je range le chocolat dans son emballage, puis à sa place au sommet du placard, remets la chaise préalablement déplacée là où elle se trouvait tantôt. J'emballe le doigt dans un kleenex après l'avoir passé sous l'eau froide. Ca brûle si fort que les premières larmes me montent aux yeux.

Pas le moment, me dis-je. J'ai laissé le couteau sur la table en formica mais je sais que j'ai déconné. J'ai désobéi et c'est pas bien. On ne mange pas du chocolat entre les repas. On ne se sert pas tout seul. On n'emploie pas le couteau à grandes dents sans la présence attentive d'un adulte. J'ai coché toutes les cases et je sens venir un savon dont on se souviendra dans trente ans.

Je réfléchis vite et bien.

Parce que je suis Tintin, souviens-toi, mais aussi Spirou et Lucky Luke, et peut-être aussi San Ku Kaï.

Je fouille le sac à pain. Ha, je le savais ! Il reste un quignon de trois semaines. Le modèle dur comme la pierre, celui te casse les dents rien que d'y songer.

Je pose le quignon sur la table, l'ébrèche légèrement avec le couteau sanguinolent de façon à laisser penser que j'ai tenté de m'en couper une tranche.

Mes parents arrivent dix minutes plus tard, je romps en larmes, le timing est parfait.

Quand je raconte ça à Milo, il n'ouvre pas de grands yeux. Ca ne l'impressionne pas. Le bougre est assez malin pour voir intégré une autre de nos leçons d'adultes : nous sommes tous différents et notre seuil de la douleur commence parfois là où s'achève celui de ton voisin.

Je lui demande :

« Est-ce que ça fait de moi un super-héros ? »

Il me dit non, évidemment, mais il sait bien qu'il va y avoir une morale à l'histoire et, manifestement, il refuse de l'admettre mais ça l'intrigue.

« Non, évidemment que non. Alors pourquoi j'ai pas rompu en sanglots, pourquoi je me suis occupé de ma petite mise en scène, pourquoi j'ai attendu avant de laisser libre cours à la douleur ? »

Il hausse les épaules mais attend la réponse, les yeux plus avides que ce qu'il aurait souhaité – ah la posture de M. Je-Sais-Tout au moment de comprendre qu'il lui reste tant à vivre !

« J'avais peur de me faire engueuler, Milo. Alors je pensais à autre chose. »

Aaaaaaaaaaah.

Clic-clac, l'historia es acabat.

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