76 – 9 février 2023, 1 heure du matin – Retour du Tarmac.
Si j'évoque l'heure tardive, l'on m'objectera sans doute que mes insomnies répétées s'ajustent parfaitement d'un tel jet-lag. Alors, soit, pondons-le, ce texte promis un peu à l'emporte-pièce parce que je culpabilise dès lors que je n'écris pas.
Ce soir, j'ai osé.
Ah, ce teasing à trois francs six sous... Peut-être entrevois-tu déjà une demande en mariage ou un saut en parapente – et merci de ne pas préciser lequel des deux est la métaphore de l'autre. Que nenni. Je me suis aventuré au Tarmac, sur la scène ouverte de la soirée blues mensuelle, espérant y croiser un prof du JAM que j'avais contacté par messagerie. Il a eu la gentillesse de me laisser un numéro où appeler mais je ne voulais pas déranger davantage, alors je me suis dit : arrête d'être toi l'espace de cinq minutes, et va le voir sur scène. Avec un peu de chance, tu pourras même jouer un morceau avec lui, qui sait. Eh bien, il n'est pas venu, le bougre et je me vois donc voué à lui passer ce coup de fil.
Petit aparté que tu m'autoriseras, j'espère, vu que je ne te laisse pas le choix : je suis l'incarnation du paradoxe. Il n'y a pas plus timide que moi et pourtant je parle à tout le monde. Je pérore facilement mais je ne dis rien et les mondanités me crispent. Je suis capable de décrocher mon téléphone, d'envoyer des centaines de mails et de démarcher des inconnus, mais j'ai peur de la foule, des voix et des discussions à bâtons rompus. Diantre, mais qui suis-je ?
Bref. Ce monsieur est d'une gentillesse rare, tous ceux qui l'ont croisé me l'ont mille fois confirmé.
Surtout, j'ai osé monter sur une scène où je n'avais pas posé de set-list, où je n'étais pas programmé, avec des gens sortis de nulle part, ou était-ce plutôt l'inverse, enfin, tu m'as compris, j'espère, et si c'est le cas tu m'expliqueras. Ce soir, j'ai eu le trac avant de brancher mon micro-harmonica, j'ai eu le trac avant de souffler les premières notes, j'ai eu le trac avant de partir en solo, j'ai eu le trac tout du long. Et pourtant, j'y étais. Assis dans la musique. La batterie juste derrière, la basse à ma gauche, un guitariste aux doigts effilés à ma droite. Il chantait bien, d'une voix qui ne m'emportait pas mais qui me plaisait suffisamment pour me laisser bercer. J'ai mesuré l'étendue de mes lacunes, circonscrit mes tics les plus abscons, ceux hérités de Dylan – dont je rappelle qu'il jouait avec un porte-harmonica, la guitare en bandoulière et les doigts occupés – et je me suis dit que mes années Barbiches m'avaient certes fait progresser en vitesse d'exécution mais quelque peu freiné en recherche mélodique, ou encore pour ce qui touche à la maîtrise de certaines techniques propres au blues. Surtout, ces années m'ont largement surévalué.
J'en ai causé tantôt avec une fan des Barbiches, qui était justement présente au Tarmac. Le terme « fan » est peut-être un peu fort, et je te prie de m'excuser, Jocelyne, si tu y vois un aspect négatif, j'écris un peu vite dans l'émotion de l'instant et dans la fatigue de la nuit qui s'installe. J'arrive, on se reconnaît, nous sommes contents de nous croiser ainsi. Nous discutons un brin. Je raconte un peu le JAM, mon besoin de jouer pour travailler, et elle se tourne vers son compagnons et lui dit tout de go que je suis un génie ! C'est gentil mais je sais reconnaître une hyperbole quand j'en vois une.
Cela dit, quand tu as un public, des admirateurs, des gens qui te suivent, tu ne peux évidemment pas partager le regard qu'ils portent sur toi. Tu te connais, tu sais plus ou moins qui tu es, et si tu ressembles à ton humble narrateur, il est bien possible que ce soient d'abord tes faiblesses, tes erreurs et tes ignorances qui te viennent à l 'esprit si d'aventure tu essayes de te décrire. Eh bien, pour une fois, cher toi qui me lis, je vais m'autoriser le ton du vieux sage qui connaît tout de la vie et t'assener un véritable conseil. Prends-le comme tu veux mais le voici : si tu es artiste, musicien, danseur, acteur, comédien, l'un de ces êtres publics qui s'offrent au regard de l'autre, eh bien lâche l'affaire, accepte le regard, accepte que l'on te voit sous un filtre bienveillant, positif, chaleureux. Peut-être se trompe-t-on à ton égard. Peut-être que les paillettes t'embellissent et te transforment en un autre que toi. Peut-être. La vérité, c'est que si tu ne mens pas sur ce que tu es, si tu te contentes de magnifier une version de toi parce qu'elle correspond à l'art que tu pratiques, tu ne trompes ni trahis personne. Alors accepte et tais-toi. Contente-toi, sans t'enfoncer pour autant, de ne jamais oublier que rien ne te sépare de ce regard-là et que tu portes le même lorsque tes héros ou héroïnes chantent et dansent pour toi.
J'ai vu ce soir des harmonicistes infiniment plus techniques que moi. Leur phrasé caressait le galbe d'Aphrodite d'une main forgée dans de l'or blanc. C'était tout simplement sublime. La prochaine fois, peut-être que j'oserai chanter.
Je t'embrasse, bonne nuit et à demain matin, sans faute.
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