77 – 9 février 2023 (à une heure plus décente) – Indubitablement, je doute.
Ma première pensée de la journée s'accorde au titre ci-dessus. Où suis-je ? Ici. En es-tu bien sûr ? Jamais. Il semblerait pourtant que personne ne t'ait déplacé dans la nuit. Moi ? Peut-être pas, mais la terre tourne toujours et ma position dans l'espace dépend de mon axe de référence. Vu de Bételgeuse ou de Vénus, j'ai changé de place et c'est intolérable.
Comment je vais ? Pourquoi ma tête bourdonne ? Fatigue ou persistance du somnifère ? La fièvre, peut-être, qui pointe le bout de sa narine chargée ? Ou rien d'autre que la science infuse du temps qui tourne en rond, la petite déprime qui l'accompagne avant de se vider dans un fond de café ?
Je doute. C'est un état d'esprit, une façon de vivre et une ineffable tare. Une fierté tout de même, allez savoir pourquoi. Je doute de chaque action, les miennes et celles des autres, mais avant tout des miennes.
Il y a quelques mois, je reçois des élèves du JAM pour une répétition plus ou moins improvisée. Je suis un hôte à l'ancienne. Soit je cuisine de A à Z, place les convives et gère en majordome, soit je suis perdu. Je n'ai pas les codes. Je propose une bière – il en reste toujours une ou deux d'un ami de passage qui préfère ramener sa boisson, vu que je suis fâché avec l'alcool – et le doute m'étreint : verre ou pas verre ? Les copains d'antan, les rockers, buvaient à la bouteille. Et moi, bigre, moi, c'est vieux, je ne me souviens plus du protocole. Je chéris un souvenir tout autre : j'arrive dans un bar où jouait un groupe d'amis. Malade, migraineux, le nez enflé de morve et des malles de voyage sous les yeux, je commande un verre d'eau. Superbe mécanique. A peine le barman pose-t-il le verre sur le comptoir que je lâche un Doliprane effervescent – chacun ses goût, chacun son soda – dans un « psssshittt » instantané. Le serveur me regarde avec un sourire surpris. « Ah ouais quand même. »
Je vous le dis, je n'ai pas les codes. Je suis poli, gentil, courtois, mais je n'ai pas les codes.
Heureusement que je cause. Alors le copain du JAM, j'y dis : « Tu veux un verre ? » Ca le surprend ? Sourire à la Bogart avec les plis qui lui strient les joues de sillons suraigus – la marque des personnages de cinéma. « Ma foi, c'est la première fois que je viens chez toi, un verre, ça se fait. »
Je bredouille des explications et dans ma tête, je me refais toute l'histoire, je revois ce vieux copain qui refusait de boire ces bières autrement qu'au goulot, cet autre qui n'achetait pas de verres, n'y voyait nul intérêt, ce troisième qui réservait à chaque alcool son récipient attitré. En l'absence du verre adéquat, il préférait le partage de salive et la bouteille qui tourne.
Bref, je n'ai pas les codes et je doute en permanence de ma tenue de route, de mes mots qui blessent parfois.
Je suis tombé il y a peu – une nuit d'insomnie – sur une série médicale dont tu auras probablement entendu parler : « Good Doctor. » Si la chose comporte son lot de passages obligés propres aux séries médicales (à l'exception de « Dr House », que je considère davantage comme une enquête policière appliquée au monde du diagnostic), je dois reconnaître que le personnage de Shaun Murphy, le chirurgien autiste, m'interpelle au plus haut point. Monomaniaque, impulsif, et pourtant susceptible de se concentrer profondément sur un détail en un temps réduit. Un professionnel m'a confié il y a peu que j'avais peut-être un Trouble de l'Attention qui n'avait pas été diagnostiqué. Je l'ai observé pendant qu'il m'expliquait comment il parvenait à cette conclusion, et j'ai entendu sa langue fourcher à plusieurs reprises, passant du « vous » au « nous » sans cohérence autre que celle de reconnaître implicitement qu'il me ressemblait peut-être sur ce point.
Je ne sais pas dans quelle mesure c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle mais je connais mes dysfonctionnements, j'en ai tiré le meilleur parti que je pouvais en tirer et, ma foi, ça ne change pas grand chose à ma vie. Mais je me trouve de véritables concordances avec ce bon vieux Shaun et ça amuse beaucoup ma compagne.
« Regarde, il est comme toi, il supporte pas qu'on le touche. »
Oui, mais je ne recule pas, ne refuse pas forcément la bise, serre les mains qu'on me tend, même si le contact des deux chairs me semble toujours un peu étrange. Curieux, n'est-ce pas ?
Je doute aussi parce que je connais le sens des mots et les mots ont plusieurs sens. Il m'arrive de me méprendre par manque de précision de la part de mon interlocuteur.trice. Je reformule, ça agace, je reprends et pose des questions de façon à affiner le propos. Le doute est un moteur mais il pétarade et tousse, il faut le relancer, et parfois, quand il est parti, pas moyen de l'arrêter.
J'ai essayé de modifier mon comportement toute ma vie durant. Sur des tas de sujets. Ma vision du monde, si elle est demeurée plus ou moins la même – un mélange d'émerveillement naïf et de cynisme taquin – s'est enrichie de rencontres, de bavardages et de ces épreuves banales que traverse la vie. Mais je ne me suis jamais attaqué au doute. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j'y tiens. En réalité, ma foi, je crois savoir mais je doute, là encore, de la validité de mes explications.
Alors je préfère les ruminer à voix haute sans les inscrire sous ma plume. J'y reviendrai un jour puisque ce journal qui n'a rien de férocement intime raconte surtout une valse, la valse des va-et-vient et des allers-retours d'une pensée qui s'alanguit pour prévenir l'essoufflement.
Passe une bonne après-midi et que le doute t'habite en hommage à Desproges.
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