78 – 10 février 2023 – L'insomnie.
Salut à toi qui passes au hasard des clics. Je n'ai pas le temps et je dois me contraindre à taper. L'insomnie d'hier fut raisonnable, mesurée, douce comme la confiture – je n'ai jamais aimé la confiture, ou alors orange amère sur beurre salé. Il est des jours qui se hissent péniblement au-dessus des autres, comme on marcherait sur les épaules de la foule sous prétexte de starification. La soirée d'hier me plongea dans l'introspection, le découragement alerte et l'enthousiasme morbide. Combien sommes-nous à piétiner de la sorte, les yeux ouverts sur un horizon grêlé ?
Alors voilà, je résume ici l'insomnie tel que je la connais, telle qu'elle m'accable, de loin en loin.
Le coin de l'oeil crépite et le fluide oculaire vient tremper tes pupilles. Ce ne sont pas des larmes, non, c'est la fatigue qui te pousse vers le lit, le sommeil qui t'invite, alors tu lui sautes dessus à pieds joints, et l'enflure t'échappe, te glisse entre les doigts, te fuit en te dédiant grimaces et gestes obscènes dans lesquels tu reconnais quelqu'un d'autre. Une idée s'agite en arrière-plan, elle effectue des rotations artistiques dans ton esprit embué. Elle se cogne à la paroi où elle s'accroche parfois, semant des miettes qui grossissent et se transforment en énigmes, dilemmes et ressassement.
Alors tu clos les écoutilles, tu baisses le store de tes paupières et tu te dis « bah » comme un cow-boy nonchalant, héroïque, le menton à peine relevé vers le soleil couchant et une cigarette roulée en deux secondes au bout de ton bec d'oiseau déplumé. Tu te persuades que l'idée va se perdre en ramifications, que tout ça s'achèvera fatalement par un organigramme fantôme qui ne parle à personne, et encore moins à toi. Tu changes de position une première fois.
Les ramifications sont devenues des méandres et des embranchements. Tout ce merdier s'enracine dans une vingtaine de pots différents. Il y a comme un champ de betteraves au fond de ton crâne, et chaque betterave représente un événement passé, une promesse non tenue, une incorrigible erreur, un refus, un mur ou une vis qui tombe d'une poignée de porte. Tu verrouilles tes yeux avec ténacité, convaincu que le sommeil du juste t'attend au tournant, qu'il te suffit d'ouvrir les bras pour le saisir, l'accueillir, le retenir, cajolant et caressant, mais bigre en vinaigre balsamique ! Ce sont des pieds de nez que l'on t'adresse, des carabistouilles que tu peines à traduire, des cantilènes monochromes qui te ruinent le moral en fond sonore et tu modifies une fois de plus ta position.
A chaque fois que tu bouges, tu déranges ta moitié. Tu l'envies parce qu'elle dort, elle. Tu l'envies et l'admires, tu te surprends à penser à son corps, nu ou presque, à tes côtés, et tu changes de position, encore, oui, parce que tu sais que si vos peaux se touchent, tu auras droit aux turgescences frustrées et aux afflux de sang. Et y penser t'insuffle cette énergie grandiose, gargantuesque dans son expression, et tu n'oses rien y faire pour ne réveiller personne, parce que demain ça bosse, parce que les enfants dorment tout près, parce que tu la sais crevée, au bout du rouleau, et de toute façon, tu n 'oseras pas.
Respire.
C'est précisément le mot que tu te répètes en boucle. Et tu le ahanes, à bout de souffle. Tu sais que ta respiration a changé et tu crains de la réveiller. Tu as honte de ton désir et tu te juges indigne, parce que parce que parce que... Au fond, tu n'en sais rien. Les images, les souvenirs, les pensées plus ou moins mortes qui se sont dressées contre toi à l'intérieur de ta tête te maintiennent dans un état de suspicion vis-à-vis de toi-même. Tu attends quelque chose comme si la nuit n'était pour toi rien de naturel. Et tu attends sans attendre parce que depuis le temps, tu connais tes errances nocturnes, tu les as apprivoisées, et si elles débordent encore, ne laissant pas de te surprendre, tu n'as pas oublié qu'elles sont un passage obligé, un rituel personnel, aussi banal qu'une tarte aux pommes, un steak ou une banane épluchée.
Et les associations d'idée de jaillir et de poursuivre leur train-train.
Tu te lèves. L'érotisme de l'ombre et de la chambre a baissé d'un cran et il faut te vider la vessie. Cette évidence biologique, tu la subis en râlant, un sourire aux lèvres toutefois parce que ça y est, le sommeil n'est plus, seul subsiste l'épuisement. Tu décides qu'il faut lire. Tu changes d'avis au bout de trois pages et te lances dans un texte court qui s'allonge à ton insu. Tu ne sais pas pourquoi mais cette ultime virgule te glisse une guitare dans les doigts. Tu joues sans jouer, courant de case en case, les yeux rivés sur une télé allumée dont tu as baissé le son au maximum. Tu lis les sous-titres et ça te suffit largement.
Tu repenses aux méandres de tantôt, tu te replonges dans une transe informe, confortable aux entournures mais peu propice à la bascule dans le monde des rêves. Et tu achèves ton texte, ou tu en entames un autre, et c'est le générique de l'épisode suivant qui enfin t'emportera.
Parfois, ça se passe différemment. Parfois, je m'endors plus vite. Ce fut le cas hier mais j'ai eu le temps de sentir les rouages gripper, se huiler, se relancer sans heurts.
Je t'embrasse et te souhaite une excellente journée. Demain, pas de texte. Demain, c'est fiction. Dimanche, en revanche, un épisode de « La musique adoucit les meurtres » dédié à un morceau de Rage Against the Machine.
A plus dans le bus.
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