79 – 12 février 2023 – Retour du concert de Marjo et Tom.
Je ne le précise pas dans le titre mais on n'est le douze février que depuis deux heures et j'ai beau être amical, j'ai un petit peu la flemme de te raconter ma soirée. Alors oui, je me sens forcé de narrer parce que demain, j'avais prévu de me concentrer sur un autre texte, à savoir un épisode de « La musique adoucit les meurtres », et pourtant, la peste soit de ma loyauté de boy-scout, je ne me vois pas faire l'impasse sur le premier concert de Tom et Marjorie en duo.
Alors, en grande pompe et à pieds joints, voici ma version des faits.
Attends, d'abord je te raconte ma marotte. Je déteste les GPS, les Waze et toutes ces voix off qui commentent ton trajet à mesure que tu avances en terre inconnue. J'ai déjà des tonnes de voix intérieures qui se mangent entre elles sans prendre le temps d'une simple pause et il faudrait que je m'en rajoute ? De cette voix chaude de présentatrice de FIP ? Avec son petit phrasé mécanique, elle attise en moi le fantasme de la soumission transie, celle qui joue les lignes du script alors que je me paye toujours la place du dessous. Sans doute mon côté fainéant.
Toujours est-il que ce n'est pas parce que la voix de chaudasse d'une application quelconque risquerait de me coller une érection que je rejette en bloc les applis de route. C'est juste que si on n'accepte pas de se perdre, tu peux toujours courir pour conserver ton sens de l'orientation. Je refuse de te sortir le grand jeu des études à foison démontrant le pourquoi du comment l'esprit fonctionne sur le principe d'erreur qui se corrige d'elle-même, et ainsi de suite jusqu'à tracer ton chemin sans poser les yeux par terre, mais j'insiste, un trait rouge qui avance sur un écran vidéo simulant ton trajet en ligne droite, ce n'est ni un plan, ni une série d'indications que ton cerveau s'efforce d'interpréter, d'analyser, de traduire. « C'est là » ne remplacera jamais le « pour y arriver tu dois en passer par là », et ce n'est pas les actuels milliardaires qui me contrediront, même s'ils prétendent le contraire, puisqu'ils sont tous plus ou moins d'anciens héritiers au cul bordé de tortellini, et des Barilla, en plus, pas les premiers prix de chez Lidl.
J'ai donc tardé plus que de raison puisque je ne connaissais pas la route. On m'a dit, c'est au resto la Scène, à Mauguio. Bah, Mauguio, c'est pas loin. On y est d'un coup de vélo.
En fait pas du tout. On y est d'un coup de volant, ça va plus vite, et même comme ça, tu prévois un peu de temps, que diable, on est samedi soir après tout ! On peut compter sur les oiseaux de nuits, les fêtards, les gens normaux qui se détendent un soir sur sept, toujours ça de pris.
Bref, j'arrive à Mauguio au terme d'une sélection de petites routes peu fréquentées, et me mets à chercher le cimetière. La Scène se situe en face du cimetière, ça ne s'invente pas ! N'y cherchez nulle malice, c'est un fait avéré et un excellent repère. Tu remarqueras, si tu joues les VRP ou les profs particuliers – comme je le fis jadis en y revenant depuis peu – tu te rends vite compte que tes meilleurs points de repère dans tous les pueblos les plus paumés de la planète, ce sera toujours l'hôtel de ville et le cimetière. Parfois, le bled est tellement petit qu'il n'y a même pas d'école et l'église n'est qu'une vieille ruine que certaines cartes ignorent. En revanche, dès qu'il se forme une communauté administrative, tu peux être sûr qu'elle va se choisir un chef, lui construire une baraque avec de jolies teintures et une salle de réception, et bien entendu, il faudra prévoir un peu d'espace pour enterrer les administrés.
J'ai mis un peu de temps mais j'ai trouvé le cimetière, donc j'ai trouvé la Scène.
« Putain, c'est à cette heure-là que t'arrive ? »
Bon-bon, disons que je respecte une sorte de tradition familiale.
Je salue Tom. Il n'en mène pas large mais je le sens prêt, campé, plus fort que ne le laisse supposer sa carrure d'escogriffe poivre et sel. Ca lui va bien, à ce couillon, les cheveux qui grisonnent et virent l'argenté brillant. A ses côtés, Marjorie, qui se fait appeler MOW, peut-être plus habituée de ces concerts en duo où l'acoustique impose le respect sans pour autant remplir l'espace sonore. Toujours une gageure. Pas facile de présenter ta musique, celle que tu as sortie de tes tripes, avec l'aide d'un.e comparse, ou seul.e, dans une aventure à vivre à deux mais dont tu sais pertinemment qu'elle te rongera comme s'il n'y avait que toi et ta petite pomme sur cette scène toujours trop grande quand il n'y pas de troisième larron, quand il manque la rondeur de la basse et le support de la grosse caisse. Jouer guitare-voix, je ne saurais dire si c'est ce qu'il y a de plus dur, mais diantre, il faut le sentir !
Si tu as écouté l'album de Tom, tu sais aussi que ses morceaux ont d'abord été pensés comme ceux d'un groupe. Ou plutôt comme ceux d'un artiste accompagné d'un orchestre à géométrie variable. Tom a tenu la basse, pratiquement toutes les guitares, les parties claviers, a assuré la majorité des programmations, acceptant la direction éclairée d'Uminski, réalisateur de l'album et co-arrangeur sur divers titres. Il n'y a que la batterie qu'il ne maîtrise pas – mais il en joue quand même. Si j'écrivais avec une perruque blanche et des mouches sur ma peau fardée, je vous dirais que les fées se sont pressées autour de son berceau pour le combler de talents, mais je le connais comme ma poche et je connais ses défauts, alors je me contenterai de vous dire que si j'étais Lennon, il serait mon McCartney, qu'il m'agacerait en conséquence par son intuition mélodique, son sens innée de la composition, sa maîtrise rythmique.
Je ne suis pas Lennon, toutefois, je suis Harry Potter. Mes lunettes l'attestent mieux que moi, à en croire le surnom dont on m'affuble volontiers. Signe des temps, j'imagine.
L'album de Marjorie a ceci de particulier qu'il représente à la fois la volonté tenace de Marjorie, son désir profond d'exprimer des émotions que l'on devine masquées, rentrées, circulant comme de la lave dans ses veines en ébullition, et l'ouverture musicale de Tom, capable de se glisser dans la peau d'une.e autre, pourvu qu'il.elle le touche par sa sensibilité. Marjorie a chanté pendant des années dans de nombreuses formations spécialisées dans la reprise. Sa voix défonce les portes barcelonaises, les grandes, là, avec des barres de fer. Légèrement rauque, un contralto qui tiendrait la dragée haute à des barytons caverneux. Capable d'envolées lyriques, de saturation marquée, de velouté jazz, elle connaît son pupitre et s'autorise un rien d'audace sans jamais frôler l'apoplexie. Du grand art.
Son album, également arrangé par Tom, joliment produit, composé à deux pour des formations plus conséquentes, pourrait souffrir du dépouillement qu'impose la forme acoustique. En gros, de leurs mondes sonores associés, vous n'aurez droit qu'au squelette, mais un squelette cossu et bien roulé, les os luisants, le crâne parfaitement rond.
Dans un monde où la plupart des petits groupes du samedi soir déroulent le même répertoire standard, avec ou sans talent, que deux artistes s'associent spontanément pour déballer leurs viscères me redonne espoir en l'humanité. Voilà, c'est dit.
Il y avait une table basse et une lampe de chevet entre Marjo et Tom, des bouquins et des disques étalés, et nos deux héros du jour avaient posé leur derrière sur de jolis fauteuils d'époque – je ne saurais dire laquelle, faudra demander à Marjo. Il y avait de la mise en scène. Sommaire mais pas austère. Comme si on m'avait souhaité la bienvenue chez moi, en quelque sorte, comme si l'on m'avait invité à m'asseoir dans la vieille chambre d'étudiant de nos vingt ans depuis vingt ans passés, et qu'on s'était mis à tailler le bout de gras.
Il y avait beaucoup de mots. De l'écriture. Celle qui goutte sans coaguler et se fixe à ta mémoire. Tous deux ont à raconter. Je retiens surtout le texte de Marjo sur les femmes battues, parce qu'il résonne avec un certain rapport sur l'état du sexisme en France qui m'avait arraché des heures d'écriture il y a peu, mais dans un cas comme dans l'autre, ce sont des points de vue qui fusent et des âmes qui relâchent un peu de leur pudeur de sentinelles en faction.
J'ai croisé du monde également. Le spectacle débordait de la scène, dirons-nous. La maman de Tom, fière du rejeton, poussait des « sssshhhh » tonitruants lorsque quelqu'un parlait trop fort, et je lui disais ah mon Dieu, j'oubliais ton sang russe, tu es proprement insortable.
Je tiens à remercier les quelques personnes qui se reconnaîtront peut-être ici au sein de ce texte un poil chaotique : vos encouragements sont du baume et de la bienveillance pure. Merci pour ce miel. Il est des tas de raisons d'écrire et vous en faites partie.
Alors, ce texte est un peu pour vous aussi.
Bon dimanche à tous, des biz à toi qui me lis par hasard, par amitié ou conviction, et des pensées profondes à celle qui m'a dit tout à l'heure qu'il n'est jamais trop tard pour aller de l'avant. Merci à Marjorie et Tom pour cette magnifique soirée. Julien, arrête de bouger tes doigts, je te vois. Liz, je t'envoie quelques numéros d'ici peu.
Annotations
Versions