83 – 16 février 2023 – La cime de l'arbre.
L'arbre est un tronc nu et j'ai six ans. Il se dresse droit comme un lampadaire derrière la résidence où nous sommes installés, ma mère et moi, avec le grand escogriffe de Français dont elle s'est fait un amoureux, quelques dizaines de mètres après le parking tout en longueur, avec ses garages en enfilade, le modèle à la porte gondolée. Pour l'atteindre, il te faut franchir un mince fossé où j'aime sauter à pieds joints. Parfois, je me laisse glisser jusqu'en bas, l'arrière du pantalon jouant les luges improvisées, entre terre meuble un peu cradingue, mottes d'herbe d'un vert brillant et cloportes déguisés en billes noires.
L'idée me frappe à l'instant que je n'ai pas tenu de cloporte dans mes mains depuis plus de vingt ans. La dernière fois que j'en ai laissé un se rouler en boule au centre de ma paume, mes doigts étaient différents, fragiles, imberbes, menus. Lisses comme la paroi interne d'un organe.
Nous vivons en ville mais je suis né à Barcelone et j'ai l'impression que le monde a rapetissé autour de moi. Les grands boulevards à sens unique se sont mués en de banales petites rues à double sens. Elles me rappellent Minorque, où mon oncle et ma tante m'ont accueilli l'été précédent. Les grands immeubles haussmanniens ont cédé la place à des maisons à un ou deux étages, au toit de tuile orange, légèrement incliné. On se croirait en bord de plage, à Marbella ou Alicante. En moins moche quand même, moins bétonné. Il manque les marchands de glace et les « piropos » de mes anciens compatriotes. D'un point de vue global, je juge les Français plus sages et moins bruyants, ce qui semble correspondre à une portion de ma personnalité que je n'avais qu'à peine entrevue.
Evitons le terme de dépaysement – je suis avec ma mère et ma mère, c'est mon pays – mais mon horizon me semble légèrement rétréci. Moins de vacarme, de pigeons, de grandes places où traînent les joueurs d'échecs et les amputés de la guerre d'Espagne, moins de voitures. Mes nuits pâtissent de ce silence nocturne, habitué que je suis au vrombissement permanent des moteurs catalans.
La résidence m'interloque. Rien à voir avec les vieux immeubles à hauts plafonds, à large hall chargé de majesté, de poussière et de ce je ne sais quoi de délicieusement désuet qui n'existe que dans les vieilles cités qui ont voulu péter plus haut que leur cul. Paris possède aussi ses entrées lourdes et ouvragées, Londres t'en mettra toujours plein la vue et Prague ressemble au rêve d'un bouquiniste obsédé par Kafka, Lovecraft et Walpole.
Nous occupions, ma mère et moi, un appartement au long couloir, les murs crépis, une terrasse intérieure donnant sur un gigantesque patio où vivaient des dizaines de chats errants, et dont je pouvais observer à loisir la vie suivant son cours sur les terrasses voisines. Avec nous, les derniers temps, vivait un colocataire argentin, Vicente, accro au jeu, rêvant d'écrire, se prenant parfois pour Cortazar avec son chapeau vissé de travers sur son crâne maigrelet et ce visage coupé à la faux que l'on ne croise qu'à Buenos Aires.
La façade de ma nouvelle bâtisse fleure bon le sud, le « midi », dit-on mais je ne le sais pas encore. Le soleil, la plage à vingt bornes, le beige orangé un rien crémeux, les plantes grasses à l'entrée, les buissons épineux sur les côtés. Elle ressemble à des centaines d'autres immeubles datant des années soixante, avec leurs volets à lames verticales qui se replient sur une armature d'acier que l'on peut incliner à 30 degrés. Profiter de l'air sans que le soleil ne s'infiltre, accueillir la lumière sans chauffer outre-mesure. En Espagne, nous avions des volets à persiennes mobiles. Elles s'écaillaient entre mes petits doigts d'enfant et je me suis planté plusieurs fois des restes de peinture entre les ongles. Un jeu comme un autre au pays de Cervantès.
L'arbre nu, je ne saurais dire son nom mais il file droit vers le ciel, épais à la base, même si j'en fais le tour de mes jambes croisées. Mes genoux s'effleurent à l'arrière, ça facilite l'ascension, et donc je grimpe.
Je viens de manger mes deux ou trois biscuits Prince en guise de goûter et je suis seul derrière la résidence. Mon ami Damien n'est pas sorti ce soir, j'ai oublié pourquoi. Sans doute qu'il se traîne le fardeau des devoirs avec sa mauvaise humeur habituelle. En ce qui me concerne, j'aime bien les devoirs parce que j'apprends une autre langue – ce n'est pas comme si j'avais le choix, pas vrai ?
J'ai encore le goût du chocolat industriel sur la langue. C'est que je déguste mes Prince selon un rituel spécifique que Damien et moi avons mis au point ensemble et que nous nous devons de respecter à la lettre, ad vitam – et que je l'on me foudroie sur place si je ne m'y tiens pas. Il me semble me souvenir que j'avais imposé ces rites sacrés à Damien, mais rien n'est jamais aussi fiable quand la mémoire enjambe autant de décennies.
Quoi qu'il en soit, un Prince se divise tout naturellement en deux biscuits inégaux dont l'un hérite de la farce chocolatée, dépouillant son faux jumeau dans la foulée, suivant une métaphore culinaire de la notion de justice sociale revue et corrigée par le Medef. Damien et moi étions d'accord là-dessus : tu manges d'abord le biscuit qui n'a pas de chocolat, parce que tu finis TOUJOURS par le meilleur. C'est une règle de vie et si tu prétends y déceler un fond idéologique, libre à toi. J'ajoutais, pour ma part, une variante personnelle que Damien validait selon son appétit du jour : il convient d'ingurgiter le biscuit chocolaté « à l'envers », comme une tartine dont le beurre s'étalerait directement sur la langue en une rencontre orgiaque entre muqueuses et saveurs. Parce que c'est là que c'est bon, oh oui. Et tu peux bien te choper un éclair sur le revers de la couenne en cet instant, peu t'importe, nom d'une miette ! Si tu as ton bout de Prince correctement positionné entre ton palais et ta langue, je te le jure, mon pote, tu mourras heureux.
J'en suis là, de mon Prince bien calé dans ma bouche lorsque mes fines menottes de bambin à la peau mate d'Ibère à peine importé agrippent le tronc tout mince de ce qui pourrait bien être un pin – mais honnêtement, je n'en sais rien, je ne l'ai jamais su, et l'arbre a disparu depuis près d'un quart de siècle. La peau de l'arbre – c'est comme ça que je l'appelle dans ma cervelle de moineau tombé du nid – l'écorce se plante généreusement dans mon épiderme. C'est comme si le bois me mordillait gentiment les coussinets. L'impression de laisser mes doigts vagabonder sur une râpe à fromage tout en caressant l'idée d'appuyer comme un malade et de gratter de toutes mes forces. Je serre les genoux autour de ce qui se résume en fin de compte à un gros bâton très long, certes enraciné avec plus d'à-propos, je tire sur mes petits bras de mollusque et je me hisse d'une bonne cinquantaine de centimètres.
Je ne te l'ai pas dit mais c'est la première fois de ma vie que je grimpe à un arbre. A Barcelone, près de l'appartement de Consell de Cent, nous avions un parc pour enfants casse-cous, le modèle à l'ancienne avec les jeux conçus pour se casser la gueule et s'arracher la peau si l'on dérapait de sa balançoire. Je prends le pari que dès les premières plaintes, les concepteurs se sont dédouanés d'un haussement d'épaules tout en répétant d'une voix maussade que les enfants ne sont pas en sucre, que ça les fera grandir, quand quand on tombe on se relève, qu'il faut bien qu'ils chargent un peu de temps en temps, et ma foi qu'est-ce que c'est un bras cassé, au fond, hein. Le discours viril de nos vieux forgés dans la lave et la fusion, parce qu'ils ont connu la guerre, l'exil, la famine ou la disette, parce que le fracas des armes et des ventres vides...
Je me rappelle de cette immense balançoire que ma cousine, plus âgée de cinq ans, n'empruntait qu'avec les plus grandes précautions. Je lui dois des genoux écorchés, des pantalons troués et des litres de larmes de crocodiles. Et ces fabuleux labyrinthes de cages à poule ! Il y en avait un à l'image de ma cité de naissance : tentaculaire, carré, tout en cases parallèles, rectiligne, énorme. Susceptible d'accueillir une dizaine de gamins sans qu'ils ne se marchent sur les pieds, les doigts ou les oreilles. Piétinons-nous les uns les autres, semblait-il proclamer à la face de cette placette qui coupait le boulevard en deux. Et pourtant non. Les accidents, c'était au pied de la balançoire – qui prend dans mes souvenirs tordus des allures d'échafaud – à proximité du tourniquet, ou lorsqu'il s'agissait de traverser la petite rue qui séparait le trottoir du centre de la place. Les gamins sortaient de chez l'épicier où ils dépensaient leurs pesetas durement gagnées à force de « allez heu mamaaaaan s'il teeeee plaaaaaît » en friandises dont je compris plus tard qu'elles imitaient les twinkies et autres merdouilles américaines. Puis ils couraient sans regarder, se jetaient dans la cage à poule et dévoraient leur sucre en barre qu'ils partageaient parfois avec un camarade.
De temps en temps, on entendait un pneu crisser et on voyait arriver un enfant tout rouge sous les quolibets du conducteur qui l'avait évité de justesse. Parfois, c'était plus grave mais je n'ai rien vu de mes yeux vu. Des histoires que j'entendais dans la bouche des adultes. Des vignettes mortuaires que se racontaient les enfants.
Malgré la barre qui me défonçait parfois le menton, la main qui glissait sur le métal froid et me jetait ainsi à terre parmi les gravillons et les amas de poussière de ce parc sillonné de pigeons, j'aurais tout donné pour passer des journées entières à gravir des échelons – et non, n'y vois pas de métaphore politique, tu as vraiment l'esprit mal tourné. Je jouais à Superman, à Spiderman, à Mazinger Z, à Starsky et Hutch. J'étais un agent secret poursuivi par des espions tueurs, et je fuyais dans le système d'aération d'un vaste entrepôt. Et mes bras et jambes moulinaient dans la structure métallique et je rêvais que ça ne s'arrêtait jamais.
Et là, en France, derrière ma résidence aux tons pastels décatis par l'usure, le vent, l'érosion, je me joue la même intrigue. Je ne suis plus Mazinger Z parce que j'ai changé de pays et qu'ici, c'est Goldorak, l'imitation, pas l'original. Mais une imitation qui a de la gueule et, si je joue les difficiles pour exister parmi ces gens dont je ne parle pas encore très bien la langue, je dois avouer que je préfère Goldorak. Et mes mains me hissent sans effort parce que j'ai six ans et que c'est l'âge où les muscles ont déjà commencé à pousser, que nos mouvements se coordonnent avec un minimum de grâce et d'efficacité. Je me sens curieusement exalté, fébrile, extrêmement puissant dans ce corps ridicule d'enfant trop brun, mal habillé, déjà trop poilu pour son âge.
Autour de moi, la lumière change. On est en plein automne et les jours raccourcissent. J'avance doucement, sans hâte, les muscles de plus en plus raides. L'effet du sucre a passé et je me sens faiblir, les membres froids, les doigts gourds, la sueur tiède sinuant entre mes omoplates comme un fleuve charriant du givre et des glaçons. Brusquement, je me rends compte que le tronc n'a de tronc que le nom, qu'il n'est que le haut d'une branche qui s'est retrouvée là, plantée par un géant aux muscles épais. Si je continue à monter, la branche va se desceller et basculer sur le côté.
J'interromps mon ascension. Le sommet, je l'aperçois. Il n'est qu'à quelques mètres. Qu'est-ce que je raconte ? Il est à moins de deux mètres. Je vois le bout de cette branche, fine comme une tige de cerise, et les muscles de mes cuisses fatiguent, enroulés sur ce bois maigrelet. Ce n'est absolument pas un tronc.
Un coup de vent. Un autre. Je tremble et je ne suis pas le seul. L'arbre m'agite parce qu'en absence de feuilles, il faut bien qu'il agite quelque chose. Je suis sûr qu'il rit de moi sous son écorce, plus scélérat qu'on ne l'imagine malgré son caractère placide, son immobilité relative qui lui confère une forme de sagesse qu'on refusera, par exemple, à un chaton. Ou à l'enfant qui, sur un coup de tête, a décidé de s'élever via une échelle de fortune qui tient davantage du leurre que de l'arbre à proprement parler.
Cette fois, je le sais : le vent est de la partie. Parce que la nuit s'allonge paresseusement sur la ville, l'arbre, les petites rues à double sens et moi, perché là-haut, les mains prises, les jambes raides, le pied glissant, un début de tremblement parasite au niveau des muscles qui touchent l'écorce. Je ne le sais peut-être pas encore mais j'ai la trouille. Je me dis que c'est haut, quand même, que l'arbre est trop frêle et moi trop lourd, que le vent me nargue en me soufflant dans les oreilles. Je me dis que ma mère n'est pas loin, et pourtant si. Elle se trouve dans l'immeuble, de l'autre côté du petit fossé dont j'apprécie la descente à dos de fesse gauche, de l'autre côté des garages, du parking, au-delà de la petite ruelle qui fait le lien entre l'avant et l'arrière du bâtiment, probablement dans la cuisine à préparer la tambouille du soir, et c'est comme s'il y avait entre nous un continent, un océan, un maelstrom, un ouragan cosmique qui partirait de la Grande Ourse et finirait dans un vortex.
Alors je flippe et c'est la première fois de ma vie que je me dis que si je ne fais pas attention, si je ne mesure pas le moindre de mes gestes, si j'agis sans prendre le temps de la réflexion, eh bien ma foi, je vais probablement y passer. Caleter, crever, calancher, traverser le Styx. La mort, mec, la mort te flaire les talons et elle voudrait bien te renifler l'entre-jambe alors ne t'avise pas de lâcher la petite goutte de la terreur, le millilitre de peur-panique qui lui exciterait les narines et attirerait son attention.
Des années plus tard, j'éprouverai le même sentiment en escaladant à mains nues la face nord du Pic St-Loup. Suite à une erreur d'aiguillage, un embranchement où j'aurai tourné du mauvais côté avant de me rappeler que la grimpette, c'est mieux si tu sais que tu ne risques rien en cas de chute intempestive.
Si je suis là aujourd'hui, à te rédiger des phrases dont j'apprécie la moiteur et la tendresse, des phrases dont j'espère qu'elles te consolent dans ton existence forcément difficile – parce qu'il n'a jamais été simple de simplement exister – c'est que je suis descendu de l'arbre, que j'ai atteint le sommet du Pic, que j'ai su peser de tout mon poids quand c'était nécessaire et voyager le pied léger quand les circonstances l'exigeaient. Je ne sais s'il faut une morale à cette histoire mais lorsque j'ai touché terre, après une descente douloureusement longue, bien plus longue que l'ascension, que je suis rentré à l'appartement du rez-de-chaussée de la Résidence Assas, à l'entrée de l'avenue d'Assas, peu après le rond-point où tu peux apercevoir des prostituées fatiguées certains soirs de la semaine, je me suis d'abord vu reprocher l'heure. J'ai émis une protestation formelle, ravi de respirer encore dans ce foyer qui sentait le chaud et le riz blanc. J'ai embrassé mon beau-père parce que je l'aimais malgré ce pays où nous l'avions suivi, ma mère et moi, un saut comme un autre dans l'inconnu, mais je n'ai rien raconté de cette histoire. C'est la première fois que j'en parle à un autre que moi, et Damien lui-même n'en a jamais rien su. Il est mort il y a près de vingt ans d'une tumeur au cerveau et n'en saura jamais rien.
Quand je dévore un paquet de Prince devant la télé, tard le soir comme on fumerait un pétard pour se détendre en toute illégalité, je rends hommage à Damien. Je sépare mes Prince en deux et les mange dans l'ordre – parce qu'il y a un ordre, tu le sais maintenant. Et je repense à cet arbre nu, quand j'avais six ans et que, sans raison, j'ai failli me briser le crâne parce qu'il fallait que je grimpe.
Passe une bonne soirée et peut-être à demain.
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