84 – 17 février 2023 – La Zone, un peu de brute dans un monde de tendresse.
Et voilà. Mais quel abruti je fais ! Je dois maintenant répondre à l'effet d'annonce dans l'espoir de ne passer que pour un retardataire et non pour un con, encore que, me rétorquera-t-on, l'un n'empêche pas l'autre, les rois mages eux-mêmes arrivèrent à bon port bien après la naissance du petit Jésus – je n'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi des mages tardaient-ils autant. J'aurais supposé qu'ils s'adonnaient allègrement à la téléportation alors qu'on les représente toujours à dos d'âne ou de chameau. Ou alors j'ai loupé un épisode, j'ai la mémoire qui flanche et je confonds avec le petit Potter.
Autant pour l'introduction, j'ai une tarte aux courgettes qui chauffe.
Mentionner la Zone il y a deux jours pour justifier une blague de mauvais goût m'a donné envie de t'en toucher deux mots. D'autant que le site n'a jamais cessé son activité licencieuse depuis 2001 – je crois, je ne sais plus trop, je ne suis sûr de rien en ce qui concerne le détail des origines.
Si mes souvenirs sont corrects – et je doute qu'ils le soient – le site démarre d'abord comme une sorte de messagerie communautaire sur l'ancêtre d'une sorte de snapchat. A l'époque, c'est à peine si j'approche un clavier d'ordinateur pour d'autres raisons que celles de taper un texte ou un devoir, de corriger l'un ou l'autre, de l'imprimer enfin, dans les affres de l'impatience que nourrit déjà l'outil informatique.
Alors oui, d'accord, j'admets avoir joué à Lemmings et je n'ai pas honte d'avouer une passion secrète pour Lod Runner, jeu d'arcade dont la version PC autorisait la construction de niveaux que je concoctais tout spécialement pour mon ami Damien, grand joueur devant l'éternel. J'ai même eu ma période Prince of Persia, six mois de parties quotidiennes d'une demi-heure environ, j'aurais pu lire des tonnes de bouquins à la place et j'ai un peu regretté. Mieux – ou pire, c'est selon – j'ai réussi à mettre le holà à une addiction naissante envers Tetris, le jeu des psychopathes par excellence : en effet, lorsque je revenais à mes lectures, je voyais les lettres tomber au bas de la page. Invivable.
En un mot, je me méfiais. Les ordinateurs m'apparaissaient comme un gadget inutile, en aucun adapté à mes besoins : lire, écrire, apprendre mes leçons. Il aura fallu un minimum d'insistance parentale, y compris de la part de mon géniteur, absent par la force des choses et peut-être aussi par vocation, pour que j'accepte de considérer l'outil en tant que tel, avec ses défauts pesants et chronophages et des qualités encore en gestation puisqu'on parle tout de même de la grande époque de la disquette souple, de l'écran monochrome, de l'unité centrale au look de parpaing repeint en élément de décor d'un film de SF de Mario Bava.
Les fondateurs de la Zone s'étaient jetés dans le bain virtuel bien avant moi. Avec entrain et délectation, dirions-nous. Ils communiquaient en potaches, se balançaient des piques avec l'humour averti des timides qui se lâchent derrière un stylo ou un clavier, vannaient à tour de bras à grand renfort d'injures piochées dans des lexiques empruntant à la fois à l'argot des années cinquante, au monde du hip-hop, au langage texto, à la fresque passe-partout qu'on appelle aujourd'hui la « pop culture », le sourire brillant et l'abonnement aux Inrocks glissé dans la poche intérieure d'une veste forcément retournée soixante-dix-sept fois.
Ils ne craignaient rien : ni la mauvaise foi, ni la violence verbale, gore, toxique, ni les plaisanteries acides, flirtaient volontiers avec le harcèlement de ses membres les plus fragiles – et j'en sais quelque chose – assassinaient sans vergogne avec un mélange de panache plongé dans le vitriol et de boue crasseuse rehaussée de lasure. A lire leurs premiers échanges – qu'ils signaient nihil (en minuscules s'il vous plaît), Scorbut, Nounourz, Tulia, Aka, puis plus tard Lahyenne, Lapinchien, Dourak Smerdiakov, Glaüx-le-Chouette et des tonnes d'autres, certains factices puisque les faux comptes abondaient – et là aussi j'en sais quelque chose – , j'ai l'impression d'assister à la foire d'empoigne d'une bande d'attardés prépubères qui auraient vécu plusieurs existences, se souviendraient du moindre détail, n'en auraient rien à secouer. Ca cause drogue et beuveries, pas forcément dans le sens que tu imagines, ça s'entiche d'humeurs sombres, à la lisière de la dépression, ça hurle dans le noir en se cognant la tête contre les murs, ça se prélasse sur de vastes canapés de glucose parfumés au LSD, ça se partage la ciguë parce qu'il ne restait plus assez de cyanure pour assaisonner le caviar, ça dégobille tout ça dans un coin sans jamais l'enfouir sous la moquette, et les mots fusent par colonnes entières de phrases tordues, de paragraphes abscons, d'images plus torves qu'originales, mais des images qu'on ne croise quand même pas tous les quatre matins dans les textes de tous les autres forums littéraires où j'ai eu l'impudence de laisser traîner mes mirettes.
D'un strict point de vue communautaire, je peux supposer que certaines amitiés, plus ou moins virtuelles se sont d'abord forgées sur l'expression de dégoût communs. Un rejet des conventions, du sourire de circonstance, de la franche camaraderie qui régira, par exemple, un club de sport, une équipe, une fraternité à l'Américaine. En lisant les textes plus ou moins caillouteux, pas toujours bien écrits des débuts du site, on a l'impression que ces gens-là ont décidé que ça ne servait à rien de vivre dans une sitcom ou dans un buddy movie, un peu comme si le Tyler Durdeen de Fight Club posait son cul derrière un ordinateur pour écrire des textes à vocation littéraire.
C'est d'ailleurs plus ou moins comme ça que le site a évolué avec les années. Il est devenu un site où la violence est encouragée, où il est bon de pousser des coudes, d'ouvrir sa gueule, planter la lame dans le placenta et voir si ce qui coule, c'est du sang, de la bile, du sperme ou de l'encre en bonne et due forme. Et oui, j'admets, j'emploie des termes crus à dessein parce que c'est ainsi que l'aurait voulu la Zone, parce qu'il fallait choquer un minimum, et, même si j'écopai du sobriquet de « précieuse ridicule » parce que ma conversion à la crasse et à l'exhibitionnisme n'eut rien d'immédiat, c'est probablement à la Zone que je dois d'avoir appris à manier la verve avec cette palette de styles qui est la mienne.
Vous voulez que j'écrive pointu en levant le petit doigt en l'air ? J'en suis capable même si l'idée ne m'enthousiasme que sous les traits d'un personnage qui transpire la naphtaline. Vous voulez des phrases courtes, du punch et de la d'argot ? C'est du tout cuit, mec. Je te le jette aux naseaux sans remuer du falzar.
Merci la Zone, sans rire.
Ils n'avaient rien d'agréable, les auteurs du site, à part un ou deux, que j'ai fini par croiser dans la vraie vie des vraies gens. Celle où l'on se sent le cul en racontant la blague de la pipe pingouin dans un restaurant montpelliérain. Il m'arrive de me demander pourquoi ces relations n'ont pas abouti en amitié franche et inlassable, ce type de relations qu'on idéalise devant « Friends » tout en sachant pertinemment que si on veut conserver un réel respect pour la personne en face, il vaut mieux ne pas la croiser trop souvent. La réponse est dans la question. Trop barrés, tous, trop différents dans la façon d'esquiver, trop semblables dans la façon de fonctionner en tant que cellules d'un même agrégat. Je sais que certains zonards me suivent – et ma foi, ils savent que je le sais – et quand je reconnais leur nom au bas d'un de mes textes, parce que commentaire ou pouce bleu, j'ai le cœur qui bat un peu plus vite parce que c'est en leur compagnie que j'ai rangé mon fourbi, affûté chacune de mes plumes, semé la plupart de mes casseroles. Si la Zone fut un laboratoire, nous en fûmes les produits, les éprouvettes et les formules griffonnées à la hâte sur un papier brouillon roulé en boule avant de finir devant la corbeille parmi ses petites camarades.
Je t'embrasse et te dis à bientôt. Demain, j'écrirai plutôt de la fiction mais sait-on jamais.
Ce soir, c'est les vacances dans la zone académique où je vis et les enfants vont prendre possession des lieux. Je ne dis pas au secours mais ça ne saurait tarder.
Bonne soirée et à bientôt.
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