85 – 18 février 2023 – Confusions et déliquescence.
Les confusions concernent l'état de veille, la déliquescence décrit ces filets de cauchemar qui semblaient ne plus vouloir me lâcher tout à l'heure, quand je luttais avec l'envie croissante de me rendormir malgré une journée bien entamée. Ebouriffé de la tête au pieds, et de l'intérieur probablement aussi, j'aurais voulu suivre un à un les scénarii de mauvais rêves, les mener à leur terme, leur dénicher une passerelle avec je ne sais quel sombre désir, et vivre encore un peu dans le multivers de nos consciences stratifiées.
J'ai hâte de me jeter dans le suite du roman et je gage que j'écrirai quelques pages tout à l'heure, dans la soirée. Je ne me vois pas réfléchir à de la fiction à cette heure-ci, avec un soleil éclatant et les enfants qui courent au-dessus de ma tête. J'en suis encore à me dégager de cette brume qui me colle à la peau certains matins plus ardus que d'autres.
Il fut un temps – dans une autre vie, celle de mon enfance heureuse et pourtant mélancolique – où je me réveillais parfois au cœur d'une histoire interrompue par un afflux sanguin, une forte chaleur sous les draps et les trois couvertures, ou un bruit non-identifié que mon cerveau échouait à analyser. Les paupières de cet autre qui dormait à ma place s'ouvraient d'un coup sec, se déclouant sans heurt mais sans patience non plus, et dans le vacuum de mes yeux noirs se précipitait l'horreur affable de cette réalité inchangée.
Je ne sais si le cauchemar naît à l'intérieur de soi, dans l'intimité paisible de nos dissensions personnelles, nos paradoxes domestiques, ou s'il provient au contraire de cette disruption brutale où le réel nous pénètre en soudard, sans agiter la cloche, sans tirer sur la sonnette, sans même alourdir ses pas pour que résonnent ses talonnettes en guise d'avertissement. Je me dis parfois que le sommeil s'étire sur un vaste couloir désolé, où les ampoules dysfonctionnent, où les cafards nous observent en jouant aux cartes, bien planqués sous notre nez, où l'ombre n'est que ténèbres et les ténèbres une masse noire dans laquelle on se fraye un passage avec une machette forgée dans l'espoir, le sarcasme et le pied-de-nez.
Lorsque j'étais môme, je me réveillais volontiers au milieu de la nuit, transpirant de terreur, avec le souvenir d'une impasse, ou bien toujours englué dans cette boue qui m'empêchait d'avancer alors que des créatures visqueuses me collaient au train. Je visitais des galeries souterraines dont les parois m'évoquaient le conduit crasseux des toilettes de la petite école barcelonaise, celle avec les commodités séparées du reste de l'édifice. Souvenir fantasmé s'il en est, reconstruit en toute quiétude par mon cerveau sur des années de travail subconscient, mais je vois ces toilettes comme une crypte gothique, posée comme une verrue au centre d'une cour rectangulaire, pavée de ce carrelage ensoleillé que l'on ne croise que dans le sud de la France ou en Espagne. J'ai souvenir d'un lieu sombre et humide, qui sentait la merde et la sourde menace de quelque chose que je n'entrevois même pas, quelque chose que, peut-être, j'imagine avec les yeux d'un adulte qui s'interroge sur soi sous prétexte d'écriture, de période transitionnelle, de deuil d'amitiés passées, de deuil tout court.
Un rêve particulièrement prégnant datant de mon enfance, inspiré, j'ose le croire, d'une bande-dessinée pour adultes lue bien trop tôt chez mon paternel : je me réveille entre deux rêves, l'esprit alerte pour des raisons que j'ignore encore, mais je n'ai pas peur. J'ai envie de lâcher ma goutte nocturne, alors je me lève et je traverse la cage d'escalier qui me sépare de la salle de bains. Ma chambre se situe à l'étage. Le rêve est vivace et réaliste. Tout correspond à ce que je connais de ma maison à l'état de veille. Jusqu'à la tapisserie représentant deux indiens quechuas jouant de la flûte de Pan et de la kena, pile au-dessus du buffet. Je chemine doucement, feutré, mesure chacun de mes pas, je suis un Sioux, un trappeur, j'aime à me mouvoir en silence. Je ne déplace pas d'air, respire le plus lentement possible, appose la plante de mes pieds sans à-coup et laisse mes extrémités se déplier sur le carrelage froid comme si j'appliquais un onguent ou étalais un tissu. La porte de la salle de bain, je l'effleure du bout des doigts et ne l'entrouvre que de façon à m'insérer dans l'interstice. Le battant n'atteint pas ce point critique où elle pourrait grincer.
Je m'en rends compte en lâchant mes trois gouttes d'urine, il y a de l'agitation dans la maison. Mes parents montent les marches de l'escalier et je ne sais pas pourquoi, mais le son de leur déplacement, le bruit poisseux de leurs gestes et pieds qui tapent sur la surface lisse des marches m'incitent à me cacher dans la baignoire. Je ne tire pas le rideau, ils l'entendraient mais je n'ai pas pressé l'interrupteur, j'y vois suffisamment dans le jeu des reflets miroir / fenêtre / lampadaire qui projette son faible halo à travers le verre flouté de la salle de bain.
Mes parents entrent à leur tour dans la petite pièce carrelée. Ils n'allument pas la lumière. C'est insensé me dis-je à cet instant et c'est le moment où mon esprit choisit d'agiter ses fanions. Pour aller vite, disons que je sais que je suis en train de rêver mais j'ignore si ce rêve ne pourrait pas me poursuivre au réveil. Qui sait si je ne vais pas me réveiller dans la porcelaine froide de cette baignoire, dans l'attente de la porte qui grince et de la lumière qui s'allume ?
Mes parents enlèvent leurs masques et les déposent sur les bords du lavabo. Ce sont des masques en latex, avec des trous effrayants de vacuité à la place des yeux. Je reconnais les traits de leur visage soumis aux lois physiques de la serviette qui se plie, de la matière qui s'allonge et se détend. Les rides, les creux, les cavités prennent tous la même allure boursouflée, passée au filtre de la 2-D.
Je tremble dans ma baignoire, je sais qu'ils peuvent me voir, qu'il leur suffit de se retourner. J'émets un son, je ne sais plus lequel – le rêve est vieux. Mes parents dirigent leurs visages sombres vers moi en un même mouvement vif que vient éclairer la lumière tachetée du lampadaire. Ils ont des gueules de loup et de longues langues s'agitent telles des serpents affamés entre leurs babines ouvertes.
C'est mon cauchemar préféré. J'en ai fait d'autres depuis, mais celui-ci, je l'aime plus que tout.
Passe un bon week-end.
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