87 – 24 février 2023 – J'aime pas les vacances.
Je ne sais pas si c'est dû aux allergies de saison, à une vague sinistrose que je me traînerais pour cause de chômage technique et de difficultés relationnelles imputables à un caractère naturellement sociale et paradoxalement asocial, à un défaut de repères temporels qui accompagne généralement le rythme sans cesse torturé des vacances de notre glorieuse progéniture – et ô combien exténuante – mais je me sens bizarrement épuisé.
« N'importe quoi ! Tu es toujours crevé, fatigué, H.S., au bout du rouleau, déglingué du sommeil, désaxé, à hue et à dia de tes projets erratiques et parfois opposés, dans la recherche constante d'un impossible auquel on n'entrave rien ou pas grand chose, ou ça dépend des jours, et par là-dessus, ajoutes-y la langue qui pend en quête d'un souffle éminemment court, la déprime des jours de pluie, l'abattement. Tu es inévitablement et répétitivement essoufflé, harassé, accablé de pensées qui se morcellent dès l'instant où tu les projettes sur ton écran mental, et tu vois bien qu'elles se subdivisent en fils de cuivre qui mènent à va savoir, et tu les suis, tous, un à un et simultanément. Ca te claque, ça t'échine, et t'as les genoux qui tanguent, les dents qui se déchaussent et les cheveux qui poussent, blanchissent et cassent en moins de temps qu'il n'en faut au Qatar pour acheter un club de foot. Tout t'abîme, tout te heurte, te gratte de l'intérieur – c'est une démangeaison atroce, comme un gant de crin qui te frotterait les organes, les neurones et les vaisseaux sanguins. »
Wow. Comme tu y vas.
« Attends, j'ai pas fini. Tu te projettes sans cesse dans un autre et cet autre, tu ne l'identifies jamais qu'avec un train de retard. Tu reconstruis a posteriori, tu te perds, tu te retrouves, tu ne sais toujours pas comment tu fonctionnes, tu... »
Mesdames et messieurs, je vous présente la voix n°117. Elle m'agace constamment. Elle est ma version acide et dévoyée du Gimini Cricket de Pinocchio. Je ne la déteste pas parce que chacune de mes voix – et j'insiste sur le fait que je file une métaphore et n'entretiens de fait qu'un très lointain rapport avec Jeanne d'Arc ou n'importe quel autre schizophrène à hallucinations auditives – me constitue d'une façon ou d'une autre.
En réalité, je n'aime pas les vacances. Elles m'empêchent d'écrire. Et quand je n'écris pas, je vais mal. Vraiment. Je ne parle pas d'une douleur intense, d'un chagrin qu'il faudrait sublimer en blues ultime, en sonnet romantique, en chanson triste pour violoneux à col blanc – ceux qui travaillent main dans la main avec les marchands de roses à la sauvette – ni même d'un spleen ou d'une mélancolie qui serait associée à ma personne de façon totalement inexpugnable. Absolument pas, même s'il serait tentant d'y voir une dépression larvée, une vision négative de la vie et des âmes, des rues que l'on arpente et...
« Et ta gueule, putain tu recommences ! »
Merci la voix n°117. Comme vous pouvez le constater, cette voix a ses vertus.
Je disais donc, avant d'avoir été grossièrement interrompu par une parcelle infime de ma personnalité ô combien solaire et enthousiasmante, qu'oublier d'écrire ne sied pas à mon humeur. Désolé, donc, ceci n'a rien de constructif et ne propose pas de trame, d'intrigue particulière, rien qui ne te sorte du quotidien et te précipite en un ailleurs exotique et rigolard, j'avais juste besoin, un fois de plus, d'accoler mes pensées fugitives à un acte et un support.
Profitons-en, puisque je jouis encore de quelques minutes de tranquillité, pour te parler de mes lectures. « Musiques expérimentales », de Philippe Robert, dont le sous-titre embrase l'imagination : « Une anthologie transversale d'enregistrements emblématiques. » On y évoque Moondog, Nancarrow et John Zorn, mais aussi Luigi Rossolo, dont le texte « L'Art des bruits », publié en 1913, fait figure de manifeste et enclenche une réflexion à tiroirs qui dure encore aujourd'hui. Qu'est-ce au fond que la musique ? N'est-elle que rythme et harmonie ? Les dissonances et ruptures sonores doivent-elles automatiquement servir un propos ou existent-elles par elles-mêmes ?
La réponse sera toujours multiple et subjective. Pour ma part, je n'ai pas encore décidé. J'aime autant Kim Fowley que Webern, mais je leur préfère Bob Dylan ou Simon & Garfunkel, ou Zappa toutes périodes confondues – le lien, pour moi, entre toutes les musiques, tous les artistes et tous les genres, la passerelle ultime entre tout et n'importe quoi, l'ordre et le chaos, le progrès et le conservatisme, l'illusion et le réel. Bien entendu, la clef, ici, reste l'expression « pour moi ». Ce qui est vrai pour celui qui t'écrit n'est pas vrai pour tout le monde et, si nous nous abreuvons tous à la même source, nous ne filtrons pas l'eau de la même manière et notre nourriture parfois diffère.
Je crois qu'il faut que je m'allonge, j'ai de la fièvre et les yeux qui gigotent.
Tiens, avant de m'offrir une sieste de fainéant un poil malade, je vais te raconter ma réaction allergique d'hier soir. Ce fut drôle et effrayant.
Nous mangeâmes en famille plus une, celle-ci s'avérant une amie de la grande. Je ne la nommerais pas parce que je ne détiens pas les droits d'exploitation. Nous devisions en dévorant des nems industriels glanés pour pas cher chez Lidl ou autre lieu de consommation devenu un must par temps de crise.
Je fini mon rouleau de printemps et je m'aperçois que mes yeux picotent comme rarement. La démangeaison dont je te causais tantôt, en début de texte, d'abord physique avant que d'incarner de manière symbolique une pathologie quelconque qui prendrait naissance dans une inadéquation de circonstance entre mon entendement et le l'univers autour. Horrible. Ca pique, ça gratte, ça tire même un peu comme quand tu te sens enfler sans te rendre compte visuellement de la chose. Je cours vérifier devant un miroir : les yeux rouges sang, comme si on avait versé une pipette de colorant dans le blanc de mes orbites. En-dessous, des poches gonflées. On dirait les bourses d'un hamster imberbe. Ou des gnocchis. Ou des foufounes épilées dessinées par ce connard de Bastien Vivès. Ca, c'était gratuit, bim ! Faudra qu'on en parle un jour ou l'autre.
Ma gorge se met elle-même à me grattouiller au fond de la glotte. Comme si on m'avait fait avaler des gravillons fixés sur une bande de cuir enduite de miel. L'analogie est curieuse, mais je te l'ai dit : faut que je m'allonge.
Ca me prend au nez. Ma tronche me rappelle de plus en plus un personnage de bande-dessinée dont le dessinateur aurait loupé les couleurs. Je voudrais bien gommer et reprendre le croquis. Au lieu de ça, j'appelle le 15.
L'histoire, je ne l'achève pas parce qu'il ne se passe rien. Que du banal. J'ai gobé mon antihistaminique et la crise a passé. Mes cernes sont revenues à un volume acceptable et la rougeur s'est affadie. J'ai même eu les yeux roses à un moment donné. N'importe quoi.
En tout cas, je t'embrasse, il est temps pour moi de lire un texte sur de la musique impossible le dos vissé à un oreiller.
Bonne fin de journée et à bientôt.
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