94 – 15 mars 2023 – Un mot pioché par inadvertance.
Note du rédacteur aka l'auteur aka moi-je aka encore un avatar mal ficelé pour moi-même et de toute façon, je n'ai pas le temps alors voici le principe de base pour aujourd'hui : j'ai à mes côtés un dictionnaire de synonymes (celui d'Henri Bertaud de Chazaud, grand bien lui fasse). J'y déflore subrepticement quelque page sans songer à mal, m'avalanche sur un mot et je tisse quelque chose à partir de ce petit rien. Ma limite : un petit chronomètre réglé sur 25 minutes, 5 minutes de relecture. Je ne puis t'offrir davantage aujourd'hui, j'ai de l'administratif qui me tire sur les gonades et un vieux morceau en friches qu'il me tarde d'ouïr. Il raconte l'histoire d'un massacre absurde, pléonasme pathétique qui n'arrache des larmes qu'aux vrais cyniques, parce qu'ils ont compris, sans doute, qu'ils ne tireront rien de l'affaire.
Et le terme choisi est « longe » à la page 447
.
Du point de vue du numérologue que j'affecte d'incarner lorsque je m'essaye à la prose borgesienne, la sommes des lettres constituant le mot incriminé m'amène à un huit feignant l'infini avec cette verticalité de bon aloi que s'autorisent les feux rouges, lampadaires et autres colonnes grecques, alors que 4+4+7, ça fait 15, donc 6, forme inversée de 9, cherchez pas, je brode, j'ai juste les doigts enflés.
La longe m'inspire avant tout la main qui la tient, la serre, la tire et la secoue dans tous les sens. Je me rappelle cette bande-dessinée underground lue trop tôt dans les vieux Totem de mon père (une revue espagnole qui publiait Bilal, Moebius, Pratt, Caza, Druillet, le fleuron barré, post-soixante-huitard gorgé de champignons parfumés à l'afghan, de la BD de l'époque). Les chevaux étaient nos maîtres. De même que les cochons, les moutons, les chiens. Nous vivions dans des fermes où nous reprenions notre démarche animale, les mains soumises à la crasse, comme le reste, et l'on nous engraissait pour nous tuer d'un coup sur la nuque une fois que nous nous étions reproduits une demi-douzaine de fois. Puis l'on suspendait nos cadavres au-dessus d'un baquet où l'on nous laissait abandonnait comme une toile de grand maître, le temps de nous dégorger de notre sang. Nous finissions en conserves, en saucisses, en boudin, en steaks, escalopes et sandwiches. Et quand je lisais ce machin, je sentais une douleur au niveau des dents, comme si l'on se cramponnait à ma mâchoire pour s'y appuyer de tout son poids.
La longe, je la sens dans toute mon âme à défaut de la sentir dans ma chair. Je suis un pauvre chanceux. Un gueux qui dort dans un lit et des draps propres. Le troisième rapport de l'Observatoire des inégalités, publié le 7 décembre dernier, met en évidence l'importance de cette longe. 4,8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, fixé à un revenu de 940 euros par mois. L'Observatoire estime à 300 000 le nombre de clochards en France.
Et oui, je dis « clochard ». SDF est un acronyme et les acronymes ne sont que des masques et des paravents. L'expression même « sans domicile fixe » rappelle le « technicien de surface » fallacieusement anobli par la multiplication des syllabes. Alors oui, je dis « clochard » parce qu'on les voit vivre dans la rue, mendier sous l’œil mi-effrayé, mi-juge de touche du reste de la populace, le teint de plus en plus blafard parce que bigre de bigre de bigre, on les connaît à force, on les croise tous les jours et on les voit s'enfoncer, péricliter jusqu'au jour où on ne les voit plus.
Et je dis « longe » parce que je ne sais plus comment parler de ce pouvoir qui nous traite en esclaves et en bêtes de somme, du haut de sa glabre suffisance.
Vous ne la sentez pas monter, vous, la vague ?
Je vous laisse. Le chrono vient de sonner.
Merci d'avoir lu, la biz aux yeux égarés, une bonne journée demain, et toutes celles qui suivent.
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