99 – Nuit du 24 au 25 mars 2023 – Nommer un régime.
Minuit, retour d'un concert d'amis – Marjo et Tom pour ne pas les nommer – la nuit, encore jeune, s'arroge toutefois le rôle impérieux de me contraindre au repos, parce que le sommeil manque, le souffle est court, et j'en passe, ce leitmotiv tu le connais, passons.
En revanche, filons droit et croquons le trognon de la pomme. Ou, pour éviter les malentendus qu'engendrent les métaphores, courons à l'essentiel. La France vient-elle, oui ou non, de basculer dans la dictature ?
Cette question, à laquelle les incrédules s'obstinent à opposer des contre-exemples tirés du passé (Vichy, le Chili sous Pinochet, Franco, Salazar), ou du présent (la Turquie, l'Afghanistan des Talibans) mérite qu'on l'aborde à contre-pied : la France est-elle toujours une démocratie ?
Certains principes fondamentaux s'imposent d'emblée : le principe de représentation parlementaire, le choix des urnes, l'existence reconnue par le pouvoir en place de contre-pouvoirs potentiels (liberté de la presse, syndicats), la séparation des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Nous élisons notre président, auquel notre constitution accorde des pouvoirs accrus par rapport à ceux d'un chef d'Etat exerçant son mandat dans un régime purement parlementaire. Le régime de l'Etat français, si l'on avance l'hypothèse qu'il entre dans le cadre d'une démocratie représentative (dans laquelle les citoyens élisent leurs représentants afin qu'ils votent les lois au sein d'un parlement divisé en deux chambres, sénat et assemblée, par opposition à la démocratie directe où chaque citoyen participe au vote de chacune des lois proposées), correspondrait ainsi à un régime dit « semi-présidentiel », dans la mesure où le Président peut dissoudre l'assemblée nationale sur une pichenette. La réciproque, quand bien même elle reste envisagée par la Constitution, ne se vérifie que de façon théorique. Selon l'article 68, il faut que soit constaté un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible à l'exercice de son mandat » pour qu'un Président soit limogé. C'est évidemment le Parlement qui s'en charge.
Maintenant, expliquez-moi comment on définit précisément et sans marge d'erreur ce fameux « manquement à ses devoirs manifestement incompatible à l'exercice de son mandat ». Ce flou artistique nourrit plutôt l'idée d'un article prétexte, dont le remaniement en 2007 du texte original datant de la troisième république efface le crime de « haute-trahison ». Inutile de préciser que cet article n'a jamais été appliqué, vous le savez déjà. Et attention, voici un scoop de dernière minutes : il ne le sera jamais.
Puisque c'est le Parlement qui applique l'article 68, le Parlement, donc, qui constate le dit « manquement », comment ça se passe quand le Président jouit d'une majorité présidentielle ? Quand le Parlement est à sa botte, quid de la séparation des pouvoirs ? Nous vivons un moment magnifique où le Président et le gouvernement marchent main dans la main (façon de parler puisque nous savons très bien qui des deux guide l'autre), et s'affranchissent de l'avis de l'assemblée nationale grâce à un autre article de loi dont la teneur ferait pâlir Montesquieu et crever de rire Diogène : le 49-3 autorise le gouvernement à imposer un texte de loi, engageant ainsi sa « confiance » (belle formule ne signifiant rien), laissant au Parlement pour seul recours une motion de censure déposée dans les 24 heures. Il s'agit d'un vote à l'envers, d'un contre-vote, ça n'a rien de démocratique. Les partis s'accordent éventuellement pour voter non à un texte précis. Discuter des modalités d'une opposition coordonnée à une force coercitive requiert davantage de temps que les vingt-quatre heures réglementaires. De Gaulle le savait en 1958 et son but, il ne s'en cachait pas, consistait à renforcer la stabilité gouvernementale face à un Parlement potentiellement divisé. Il est vrai que la quatrième république n'avait pas brillé par sa solidité parlementaire.
La séparation des pouvoirs ne fonctionne plus. C'est un fait, le recours au 49-3 par Elisabeth Borne le démontre sans aucune ambiguïté. Qu'en est-il des contre-pouvoirs ?
La liberté et l'indépendance de la presse en France sont devenues des notions toutes relatives depuis quelques temps. Bourdieu, Pierre Carles, Serge Halimi, l'Acrimed l'ont tous démontré : les médias, les grands groupes financiers, les politiques sont intrinsèquement liés. Les médias dits « alternatifs » ou les rares journaux encore indépendants qui subsistent (le Canard, le Monde Diplo) ne pèsent pas lourd face à la machine télévisuelle des chaînes d'infos en continue, face aux rédactions de Radio France, face aux ribambelles de quotidiens et hebdos qui vantent les mérites du pouvoir avec des différences de nuances mais non d'idées. En gros, le paradigme est toujours le même, il change juste de maquillage d'un journal à l'autre. Mediapart, Blast et quelques autres proposent encore des enquêtes au long cours et des voix discordantes, mais le gros de la machine médiatique roule pour Macron, sans remise en question générale du système, lequel, il convient de le souligner encore et encore, court à la catastrophe écologique.
Et nous en sommes à manifester pour garder le droit de ne pas bosser à l'âge où nos artères nous lâchent, où nos os cassent, où nous avons juste besoin de poser notre cul et de penser au temps qu'on aimerait revivre.
Les syndicats ont perdu de leur crédit. Ils n'en restent pas moins de formidables outils de mobilisation. Leurs représentants sont élus au sein de corporations, d'entreprises. Leurs voix sont donc légitimées par un vote, n'en déplaise aux autres élus, ceux qui jouent sur un concours d'apparence qui se tient tous les cinq ans et agitent consciencieusement le spectre du fascisme rampant qu'ils ont contribué à nourrir (merci Mitterrand, au passage, d'avoir soufflé sur les braises pour s'assurer une majorité, comme quoi la droite n'a pas le monopole du cynisme et de la manipulation) afin de profiter sournoisement des fronts républicains, et des sentiments antifa d'une majorité de plus en plus réduite de la population.
Venons en donc au principe même de l'élection. L'existence de ce rendez-vous quinquennal suffit-il à qualifier le régime que nous subissons de démocratie ? A l'évidence, non. Nous souffrons du syndrome de l'oligarchie auto-génératrice. Les personnes qui nous gouvernent se choisissent entre elles, proviennent des mêmes cercles, se forment dans les mêmes cénacles. Macron supprimant l'ENA valide la fin des hauts-fonctionnaires, et de ce fait la fin de la république du mérite dont le mythe plus ou moins avéré justifiait que l'on tentât divers concours jusqu'à atteindre les hautes sphères de l'Etat sans jamais quitter le parcours éducatif de l'école laïque et républicaine. Fini, tout ça. Macron supprime l'ENA et choisit comme ministres de l'Education Nationale des types qui se sont formés dans le privé, qui ont des enfants dans le privé, qui recrutent des contractuels parce que ça coûte moins cher que d'allouer des budgets à la formation de nouveaux profs, à la création de nouveaux postes. Les syndicats d'enseignants vous le diront : on s'avance vers une suppression du CAPES et du CRPE. Les profs ne seront plus recrutés par concours mais sur dossier, « au mérite ». Je connais quelques gauchistes qui vont devoir se la mettre sur l'oreille et la fumer dehors...
Parallèlement, vous avez Parcours Sup et il suffit de relier les points pour bien piger que le projet de Macron et de la clique qui se cache derrière tient en un seul mot : oligarchie. Bientôt, il y aura « eux », avec leurs réseaux dans lesquels nous n'entrons jamais, avec des règles que nous ne comprendrons jamais, avec des écoles, des profs, des formations auxquelles nous n'aurons pas droit ; et de l'autre côté des barbelés, il y aura la plèbe : ceux qui se lèvent le matin pour se crever les reins, ceux qui éduquent dans les crèches avec trois fifrelins des gosses de miséreux dont l'Etat se fout comme de l'an 40, ceux qui conduisent des trams, des bus, des métros qu'ils n'empruntent jamais, ceux qui sont à la caisse des superettes où ils ne foutent jamais les pieds.
Une oligarchie s'est installée au pouvoir en France. Il lui aura fallu peut-être vingt ans pour poser ses pions, tirer sur les bonnes ficelles et creuser son terrier. Maintenant, elle ramasse ses billes et nous le sentons dans notre portefeuille, dans notre chair. La police n'a jamais été aussi violente si vite. Les interpellations pleuvent par centaines. Certaines pour rien, sans raison, des gens piochés au hasard parce qu'ils « passaient par là ». L'IGPN a déjà ouvert près d'une douzaine d'enquêtes pour violence policières. Les images pleuvent. Oui, les bavures n'ont rien de neuf. Il y a eu des morts à métro Charogne il y soixante ans. Le problème, c'est ces convergences : plus de séparation des pouvoirs, les médias à la solde de l'Etat, l'Education nationale en phase de démantèlement alors que l'Education forme les consciences et les consciences nourrissent les révolutions, et cette répression sévère qui démarre sur les chapeaux de roue alors que le peuple se lève en un non massif, dépourvu de nuance, cohésif, solide, martial.
Nous. Ne. Sommes. Pas. Des veaux.
Et ce pays a dévié. Il m'aura fallu le temps pour le comprendre ainsi, mais nous ne sommes plus en démocratie. Et lorsque celle-ci s'arrête, il ne reste qu'un mot pour décrire la réalité. Et ce mot, c'est : dictature.
Bientôt, nous compterons les morts. Il y aura des enfants. Parce que les lycéens s'en mêleront. Ils s'en mêlent déjà et ils ont bien raison. Leur avenir semble bien plus noir que celui des adultes, dont je suis avec mes 47 ans bien tassés. La police chargera parce que c'est son rôle, parce qu'il y a des cow-boys, parce que plus de la moitié des policiers ont leur carte à Alliance Police nationale, estampillé extrême-droite, parce qu'il existe des groupuscules d'une violence extrême au sein même de la police, parce que leur formation laisse à désirer, de même que leur encadrement, parce qu'ils sont protégés, couvés, nourris au sein par Darmanin, et Macron derrière – l'affaire Benalla le prouve : un proche (personnel) de Macron autorisé à arborer un brassard de la police pour le plaisir de casser du manifestant, drôle de hobby.
Ajoutons pour finir que l'ONU et Amnesty International condamnent « l'usage de la force excessif en France ».
Nous ne sommes pas des factieux. Nous sommes le peuple qui vomit ses représentants. Ceux-ci roulent pour d'autres. Qu'ils crèvent.
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