102 – 24 avril 2023 – Je vous salue bien bas.

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Aujourd'hui, j'éprouve la plus grande difficulté à décider du titre. D'ordinaire, je note le numéro de l'entrée du jour, la date (et parfois l'heure) de rédaction et le titre dans la foulée. Sans y réfléchir une seconde. Comme s'il coulait de source et sans vaguelettes.

Aujourd'hui j'ai mis trois minutes avant de me dire : « Fuck les oiseaux, vas-y démarre une bonne fois pour toutes, tu intituleras pendant que tu écris ! »

De fait, ce soir, je me bornerai à quelques lignes, une page tout au plus. Ce n'est ni la fatigue – quoiqu'elle se fasse sentir – ni la tristesse, pourtant réelle et prégnante, mais la crainte de l'insomnie, de l'aspect chronophage de mon écriture compulsive, de mes éclairs d'idée, qui m'envahissent tout entier sans jamais prévenir, et qui peuvent sans se forcer me lancer dans une nuit blanche de tri de photos, d'enregistrements, de mixages, de recompilations express de vieux textes dans la perspective d'allez savoir quel énième projet. Je me fatigue tout seul et c'est peu de le dire.

De la rupture, de la séparation, de nos histoires à nous, je ne parlerai pas. Pas ici. Ce journal n'est pas la dilatation virtuelle du carnet à serrure où l'on projette ses pensées intimes. Un laboratoire dont les portes restent ouvertes à tous, sans doute, oui. Une chronique également, avec des écarts que je m'autorise au nom de la liberté d'écrire ce que pense et ressens à peu près au moment où je le pense et ressens, sans jamais oublier qu'il s'agit parfois d'un avis transitoire, d'un éclat passager, même s'il arrive souvent qu'il se charge d'une amarre et que celle-ci s'enlise et ne rouille jamais. Je ne sais si tu en as bien conscience mais ce journal ne ressemble à rien que tu ne liras jamais. Il emprunte à l'écriture automatique, se complaît dans le billet d'humeur, voire dans le tract politique, ne dédaigne pas l'exercice purement autobiographique, ou la simple tranche de vie. Parfois, ce sont des textes courts qui ne racontent qu'une émotion. Ou des « brouillons d'histoires », des nouvelles que je n'écrirai sans doute pas mais dont le résumé, s'il est sec et ciselé, se suffit à lui-même. Il m'est arrivé de profiter de ce journal pour te balancer des essais sous le nez. Ce journal, finalement, me ressemble : un dédale monstrueux, versatile, inachevé.

Il semble évident que je ne mettrai jamais de point final au « Journal d'un monde qui s'achève en traînant la patte. » S'il existait sur papier, je déciderais juste de le diviser en volumes de tailles à peu près égales, à chacun son titre individuel pour donner l'illusion d'une thématique propre à chaque subdivision.

Quand je l'ai entamé, ce journal se voulait avant tout l'exutoire de mes frustrations artistiques. Il m'offrait la possibilité de reprendre contact avec la plume, avec diverses façons d'écrire, divers styles d'écritures, divers genres également. En parallèle, il y a mes critiques de livres et des essais sur la musique. Ils font également partie du même élan. La seule raison valable pour les distinguer les uns des autres, c'est que nous vivons dans un monde qui préfère l'ordre au chaos et qui semble penser qu'il détient la seule et unique définition de l'ordre : du rangement, du classement, des fiches et des intercalaires, le tout cloisonné jusqu'à la moelle, dans des pochettes plastiques, des chemises cartonnées, des boîtes d'archives, des tiroirs à glissières, des placards entiers, des immeubles gavés à bloc de couloirs où frétillent les étagères de notre patrimoine rangé par ordre alphabétique, croissant, décroissant, chronologique, thématique, sémantique. Je pense au livre de Julio Cortazar, le « Tour du jour en quatre-vingt mondes. » Borges en disait qu'il n'aurait jamais pu écrire ce genre de corpus. A cause de l'impression d'inachevé, d'incomplétude. Borges publiait pourtant des recueils où le vers libre côtoyait sans scrupule un essai sur Dante ou des contes fantastique. Eh bien, Cortazar allait plus loin – croyait-il.

Le livre ultime, en définitive, correspond au livre de sable décrit par Borges dans le conte éponyme : un volume sans début ni fin, dont les numéros de pages se contredisent, et dans lequel il n'existera jamais de table de matières. Internet en constitue la vivante allégorie et je ne sais si je dois me réjouir d'en rédiger des parties infimes avec la constance qui me caractérise : aléatoire et féroce.

Depuis notre séparation, je m'efforce d'écrire quotidiennement, de m'occuper l'esprit, et une réflexion m'a saisi tout à l'heure, alors que je me levais tard d'une énième insomnie : mon esprit ne saurait rester inoccupé. Que ne l'ai-je encore compris ? Quoi qu'il arrive, quoi que j'en pense, quoi que je tente ou non à ce propos ne changera jamais cette donnée fondamentale : mon cerveau ne s'arrête jamais de fonctionner. Il carbure sans interruption, me poussant d'un livre à un autre, d'une musique à une autre, d'une idée à une autre. C'est un énorme problème, de fait. Je me concentre essentiellement sur des formes courtes et m'empresse de finir ce que je viens d'entamer de peur de le laisser en plan pour de nombreuses années – ce qui invite à bâcler, bien sûr, à omettre le tri, la césure, l'ellipse ou la sobriété.

Mon père me disait régulièrement qu'il était venu au monde au mauvais siècle. Ca m'amusait. Je devinais quelle dépression se cachait derrière cette ironie du désespoir mais ne ne lui demandai que tardivement quel aurait été selon lui son siècle idéal. A mon grand étonnement, le pater s'est emporté à l'autre bout du fil. « Qu'est-ce que tu racontes ? Tous les siècles sont pourris ! Je n'aurais eu ma place nulle part. »

Je me sens très précisément dans le même état d'esprit et assume pour moi-même ces phrases au mot prêt.

Lorsque je m'essaye, ces derniers jours, à la pratique de la basse ou de la guitare, je reprends les exercices habituels : des gammes, des arpèges, des partitions déjà vues et revues. Je ne les maîtrise pas, ce n'est pas mon propos, mais l'exercice mécanique échoue à maintenir mes pensées à distance et c'est donc la douleur qui revient tourner, en sol, en do, en majeur ou mineur, peu importe, elle tourne et retourne.

Alors j'écris un texte, en achève un autre, en relis quelques autres qu'il me prend de jeter à la poubelles pour en rédiger des versions rajeunies. Ou pire, je compose. Et le temps file, et les heures s'empilent comme autant de tierces, et bientôt le soleil s'invite à travers la vitre un peu crasse du bureau en sous-sol, et c'est le matin et je n'ai pas dormi.

Demain, pourtant, est un autre jour et je m'en vais combattre l'insomnie à coup de mélatonine en hommage à un sage qui vit près de Rennes et que je salue bien bas.

Bonne soirée, je viens de trouver le titre.

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