103 – 26 avril 2023 – Segments assermentés.
Pas le temps, pas envie, pas le jour. Parfois, je veux juste m'allonger et souhaiter que le souffle s'arrête. Comme il est hors de question de se laisser aller. Je me forcerai donc à une page ou deux de « brouillons d'histoires », des brèves en prose poétique. Ou pas. Parce que c'est bon de ne pas savoir.
Ensuite, bain, polar violent de Grangé, jouer de la guitare, marcher en attendant la nuit.
Dormir.
1
La cafetière tombe en panne, le matin surprend les colocataires les yeux chargés de cendres et de vapeurs d'éther. Ils s'entre-tuent autour de l'objet incriminé qui les nargue à côté de la bouilloire.
2
« Vivement dimanche », se répète à chaque instant le livreur dont le vélomoteur tombe en panne en début de semaine. Il assure chacune de ses livraisons en courant d'un point à l'autre avec sa boîte sur le dos. Un passant sapé comme un prince le filme sur son téléphone et poste la vidéo assortie d'un commentaire amusant sur l'un ou l'autre réseau social. Il engrange aussitôt des millions de vues et décide de monétiser sa vidéo. Il crée une chaîne de caméras-cachés spécialisée dans les vidéos se moquant des métiers-poubelle. Le livreur du début, on n'en parle plus à la fin de l'histoire. Manifestement, le protagoniste n'est jamais celui qu'on croit.
3
Il entre dans un commissariat pour porter plainte pour vol avec agression – il en transbahute les stigmates sur son visage encore déformé par les coups. Dans la file d'attente devant lui, il reconnaît l'un de ses agresseurs venu dresser une procuration pour que son vote ne soit pas perdu. Il part en effet enterrer un membre de sa famille et ne pourra exercer son droit fondamental. L'agressé aborde l'agresseur et exerce sur lui un chantage pervers éhonté. Le vote est perdu à la fin du récit. C'est un représentant de l'extrême-droite qui remporte l'élection.
4
Madame rentre chez elle après une fête située au cœur de la ville. Elle porte des vêtements seyants et classieux mais, espère-t-elle, pas trop affriolants. Sur sa trottinette électrique, elle croise des regards de plus en plus bestiaux à mesure qu'elle s'enfonce dans un quartier dont les lumières s'éteignent sur son passage. Elle croit à une coupure d'électricité mais bientôt des hurlements de loups affamés l'invitent à reconsidérer la question. Elle repense à Rod Serling et se demande si elle ne s'est pas égarée dans la quatrième dimension. Derrière elle, des loups entament une poursuite juchés sur des trottinettes de la même marque. Elle comprend qu'ils ne peuvent la rattraper, qu'elle ne peut pas les semer et souhaite ardemment quitter cette boucle temporelle. Elle se demande si sa batterie est assez chargée.
5
« Il n'y a pas de hasard » dit le billet de métro au ticket de loto gagnant. Celui-ci hausse les épaules et part se cacher dans la machine à laver. La maison est retournée plusieurs fois et l'heureux veinard se jette du haut du premier étage. Il ne meurt pas. Tout le monde ne meurt pas à la fin d'une histoire.
6
La bête rugit et souffle des naseaux. Sa robe sombre et drue luit dans la nuit qu'éclaire une lune ronde. La bête se dirige d'un pas lourd vers le village le plus proche. Elle en renifle le parfum tenace de viande qui marche, l'odeur brute de sang qui boue. A la réflexion, ces gens lui semblent dangereux, pervers et puissants. La bête change d'avis et part se nourrir dans la vallée. Dans le village en question, des enfants mijotent dans un immense chaudron.
7
Depuis plusieurs heures, le patron surpuissant tourne avec son pool de secrétaires dans un dédale de couloirs. Les talons des jeunes femmes marquent le tempo rapide de leur pas frénétique et angoissé. Le mégachef – puisque c'en est un – remarque qu'il croise de moins en moins de portes, de fenêtres, d'ascenseurs. Derrière lui, le bruit des talons qui claquent semble se réduire. Il tourne la tête, elles ne sont plus que deux, terrorisées. Quelque chose d'invisible les dévore sans ostentation. Le récit s'achève sur un talon à aiguille planté dans l'oeil droit du patron, hommage discret à Salvador et Luis.
8
Il observe un enfant dans un parc. Il n'est pas néophyte. Ces enfants à lui jouent sur les modules de jeu. L'enfant n'a pas plus de trois ans. Il remarque que personne ne surveille cet enfant. Il regarde les autres adultes, les identifient tous formellement, les relient mentalement à chacun des enfants présents. Il connaît tout le monde et il sait que cet enfant est seul, que quelqu'un l'a laissé là. Et d'ailleurs, l'enfant pleure et personne ne semble le remarquer.
Il se rend compte qu'il est l'heure de rentrer, récupère sa progéniture et se dit que ce n'est pas son problème.
9
L'heure de fermer le magasin approche à grands pas. Une soirée chaude d'un été brûlant. Le diable entre dans le local pour acheter des bières et un paquet de chips. Le gars derrière le comptoir, un cliché à qui il n'arrive jamais rien, se dit qu'il aurait aimer vivre cette histoire à un autre moment de sa vie. Mais ce soir, il y a match.
Allez hop.
Je t'embrasse, si tu passes par ici, et te souhaite une excellente soirée.
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