108 – 28 juillet – Barcelone, Ménorque, métro, bateau et camping-car.

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Nous sommes le 28 juillet, 23h30 passées, je viens de lire à Milo quelques pages mal traduites (par mes soins) de Mortadelo y Filemon, un monument de la BD nationale, et je me bats avec une mouche dans le salon-cuisine d'un appart-hotel pour touristes avachis. Beaucoup d'informations dans une seule phrase. Je rédige à la main, mon cerveau ne fonctionne pas de la même façon lorsque je manie la plume (en l'occurrence un stylobille Pilot G-2 07) et mon clavier me manque.

(Tu me rétorqueras peut-être, si tu as l'esprit taquin, que ce texte, je l'ai forcément tapé puisque tu le lis présentement sur Internet, et tu auras raison. Félicitations. Sache que j'ai également corrigé les fautes de frappe, modifié quelques formulations, réduit tel passage et augmenté tel autre. C'est comme ça, quand je tape, j'édite.)

Ma guitare et ma basse me manquent aussi, la musique en général, mais le voyage invite à l'observation. Réfléchie, narquoise, bienveillante, mal tournée, ça dépendra de toi et du moment, mais une observation continue, alanguie, souvent perspicace parce que l'on ne cherche rien en particulier. On n'est pas là pour découvrir ou explorer mais bien laisser traîner ses pupilles sur le décor qui déroule ses paravents. Vivre l'instant présent dans un état de transition permanente.

Peut-être devrais-je préciser à ce stade que je ne suis, n'ai jamais été, ne serai probablement jamais un grand voyageur. Par nécessité plutôt que par essence, je me contente volontiers d'une certaine forme de sédentarité. Disons aussi par la force des choses plutôt que par définition, puisque j'ai voyagé, vécu à l'étranger, volé, navigué, roulé, marché, pédalé. L'idée de voir le monde me stimule autant que n'importe qui mais je n'ai pas le temps de m'infliger les démarches qui précèdent le voyage. Ecrire, bordel, me manque davantage que les pyramides, le Parthénon ou les plages de sable fin.

Gagner ma pitance exige une organisation qui m'est viscéralement étrangère, voire nuisible : appeler des patrons de bar, des restaurants, trouver des lieux, vanter mes mérites et ceux de mes camarades, rédiger des mails, me considérer comme un produit à vendre, jouer les publicistes à deux balles. Le tout en surfant sur les armes technologiques des grands communicants de ce début de siècle : réseaux sociaux, ordinateurs, téléphones portables, google docs, whatsapp. Et il faudrait que je m'inflige tout ça pour le plaisir de me perdre dans les flux migratoires des touristes qui déballent leur thune au nez et à la barbe des miséreux locaux ?

Je l'ai écrit ailleurs, je suis un poète. Je n'en tire nulle espèce de fierté et ça ne veut pas dire que je marche au bord de la falaise sous une pluie torrentielle avec ma chemise blanche et mes longs cheveux hérissés. C'est un fonctionnement, un ensemble de bornes et de limitations, une tournure d'esprit. Je n'existe somme toute que pour construire un filtre que j'applique au monde afin d'en retirer une explication, une version bêta, quelque chose de plus ou moins intense, joli, brutal, quelque chose qui se lit ou qui s'écoute, et ce filtre, je le construis avec des mots ou des notes de musique, parfois les deux. Avec un peu de chance, tu es touché(e).

Tout ce qui retarde le moment « où je m'y mets » se résume à un parasitage pure et simple. Manger, boire, dormir, libérer les sphincters, je fais avec. La nature, c'est comme les embouteillages et le climat qui se dérègle : je n'y peux rien alors je prends mon mal en patience. Le reste, je l'affronte avec la philosophie des résignés : « C'est comme ça, on n'y peut rien, c'est la vie... » Et ma foi, je ne vois pas en quoi je serais différent des autres. Chacun, ici-bas, se sent empêché. Chacun s'arrange avec soi-même et passe un marché avec sa conscience. Ou alors, c'est pas le jour et c'est peste, rage et bordel de foutre. Faisons au mieux pourtant, faisons comme si et foutons-nous du reste du monde si d'aventure on s'est levé du mauvais pied.

Putain de digression.

Barcelone, nous y sommes restés quatre jours.

Trop court, trop rapide. Barcelone est une ville qu'il faut parcourir à s'en user les semelles. Les enfants n'avaient pas l'habitude de marcher et moi je l'ai perdue. Résultat des courses, j'ai le genou gauche qui couine et les enfants sont furax parce que ça va bien de marcher, maintenant, ok ? Esteban, ça le rend dingue. Il est né à Paris, le bougre, et il y a vécu 22 ans. Arpenter les trottoirs et sauter d'un métro à l'autre, c'est son pain quotidien depuis qu'il a quitté sa dernière poussette alors quand les petits tirent la tronche parce qu'il faut bouger les guibolles, il a du mal à piger.

Visiter Barcelone m'a rappelé le temps passé.

Tu sais, celui qui est mort et enterré. Le temps des fantômes et des comptines dont on ne se souvient que d'un mot sur deux, celui des visages brouillés parce que ça y est, c'est flou, même la voix de ma grand-mère, j'en ai zappé le timbre.

Je suis né en 1975 et me suis installé en France à cinq ans. Je suivais ma mère, qui suivait celui qui deviendrait bientôt mon beau-père, puis, beaucoup plus tard, mon père adoptif. La Barcelone de mon enfance, avec sa mémoire fragmentée fleurant bon le polaroid décoloré, n'est plus depuis longtemps. Les kiosques des bouquinistes de la rue Muntaner se sont fait la malle il y a plus d'une décennie et la granja « Gelats » a disparu il y près de trente ans.

Quand j'étais gamin, vraiment gamin, je parlais un salmigondis de catalan, de castillan et d'expressions typiquement chiliennes. Sans parler des mots volés aux « tebeos », les revues illustrées ibériques que je dévorais sans rien comprendre mais dont j'exigeais qu'on me lise des pages entières au grand dam des adultes qui traversaient ma vie : mon père, que je connus toujours habitant « ailleurs », ma mère, à laquelle je me collais comme une sangsue, ma tante et sa coquetterie inspirée de Marylin, mon autre tante, tout l'inverse, la blonde et la brune, la chevelure raide et les boucles ondulées, le ying et le yang de mes tatas, et bien sûr mon oncle et son parler rigolo, ses blagues empilées les unes sur les autres et la chaude cavalcade de mots glissant sur son accent chilien, l'accent de tous les rieurs à la langue bien pendue. Il y avait aussi Vicente, le colloc argentin et ma grand-mère, et des réfugiés cubains, des exilés argentins, des Nicaraguyens, toute une faune de passage vivant les joies de l'exil d'une dictature à l'autre.

Les cafés et les bars étaient deux lieux différents et les tavernes en étaient un troisième. De même que les bodegas, les granjas, les hostales. Dans les granjas, tu mangeais des croissants, des churros, du chocolat chaud, celui que les Espagnols appellent « a la taza », un truc épais comme un bouquin de Cervantès, crémeux au point que la cuillère tient toute seule, et tu avais le droit au jus d'orange pressées, un bon gros verre chargé de pulpe. Quand on était à la bourre, je prenais un Cacacolat glacé, parce que le chocolat chaud, l'après-midi, y a que les touristes qui en boivent, ravis de payer une fortune pour chier mou pendant trois heures. Ou une « horchata de chufa », un machin blanc comme Moby Dick que j'ai toujours trouvé abominable mais que mes cousins adoraient.

La granja en bas de chez moi, ce fameux appartement rue Consell de Cents où je vivais avec mes cousin-cousine comme si nous étions frères et sœur, proclamait haut et fort que l'on pouvait y trouver des glaces, « gelats », en catalan. Alors c'est comme ça que l'appelais, la granja « Gelats », et ça faisait marrer mon père, ce personnage que j'adorais mais que je ne comprenais pas, que je ne voyais pas assez, qui jouait parfois au tres en raya avec le bambin que j'étais et ne me laissais jamais gagner.

Maintenant, dans la rue Consell des Cents, il y a des pubs irlandais et des coffee-shops branchés, du mobilier chic, des gadgets de luxe, un glacier renommé à en juger par les cent mètres de queue qui lui dévorent l'entrée et s'étalent sur toute une moitié de bloc.

Ce glacier, quand j'étais môme, c'était un bar miteux, avec un carrelage grisâtre et des tables en formica, des azulejos ternis au mur, un plafond haut, fardé de toiles d'araignée que le patron avait renoncé à déloger. Il regorgeait d'ouvriers qui se relevaient à peine du franquisme et qui passaient leur retraite à jouer aux échecs en buvant du café, en fumant du tabac brun, en se rinçant parfois avec une chorrito d'alcool.

Dans les années 80, je croisais des joueurs d'échecs dans tous les cafés où mon père m'amenait pour se payer un café et m'offrir un Cacaolat. Mais aussi dans la rue, sur les bancs et surtout dans les parcs et sur les places. Des dizaines de joueurs d'échecs. Chaque jour. Ils faisaient partie du décor et je ne les voyais plus. Je ne les remarquais que lorsque mon père leur sollicitait une partie en échange d'un cafecito. Il aimait jouer parce qu'il aimait perdre. Pas pour le plaisir très relatif de la défaite. Mais parce qu'un joueur qui te lamine en beauté alors que tu maîtrises le jeu constitue à la fois une aventure cérébrale et une magnifique occasion d'apprendre. Perdre avec honneur n'est pas donné à tout le monde mais les échecs enseignent l'humilité là où les jeux de cartes te remplissent de morgue et d'arrogance.

Les rues de la Barcelone d'aujourd'hui ne me plaisent pas autant que celles d'hier. Normal, en vieillissant, on s'accroche au passé, on éprouve la nostalgie des ombres qui s'éternisent et qui regardent leur vie comme un long film dont ils revisitent sans cesse les premières minutes. Alors soit, je refuse le temps qui passe et la teinture qui s'effiloche. Sans doute. Vieillir est un exil. Les années te confinent toujours un peu plus loin dans ce pays inaccessible qui n'est somme toute que ton enfance, ta jeunesse, ton passé qui n'existe plus, ces rêves que tu n'as pas réalisés, ces vœux qui se sont fanés, ces projets que tu as oubliés. Pas toujours agréable comme expérience, mais ça reste une bonne nouvelle. Après tout, ce qui s'oppose à la vieillesse n'est pas la jeunesse mais la mort.
En réalité, la seule nostalgie qui me vient à l'esprit est celle d'une époque où les passagers d'un bus ou d'un métro lisaient un livre ou un journal au lieu de consulter leur téléphone. Je n'ai visité que deux librairies en quatre jours, spécialisées en BD, comics, tebeos et mangas. Je n'ai croisé qu'une seule librairie généraliste. Fermée. Foutus horaires hispanos. Foutue tradition de la sieste.

Signe des temps, Francisco Ibañez, l'auteur génial de Mortadelo y Filemon a rendu l'âme la semaine dernière. Le gars dessinait les deux olibrius depuis 1958. Son œuvre a traversé l'Espagne franquiste, connu le retour de la démocratie, tremblé de frayeur lors de la tentative de coup d'Etat de 1981, commenté l'ascension du PSOE, les JO de 84, de 88, de 92, toutes les coupes du monde, la fin de l'empire soviétique et la chute du mur de Berlin, les rencontres au sommet Reagan-Brejnev, Clinton-Eltsine, le déclin de Felipe Gonzalez, la disgrâce du roi Juan Carlos, l'apparition de Podemos, puis de Vox, etc. Une œuvre incroyable, ubuesque, longue comme le poil dans la main d'un ado, chargée d'un humour brutal, absurde, basé sur les principes du cartoon américain, délirant à souhait, parfois politique, toujours parodique, toujours amusant.

Superlopez n'est plus publié. L'auteur a décidé de passer à autre chose. On ne lui en voudra pas. Cinquante de Superlopez, ce doit être lassant. Misère. J'avais pour routine d'en acheter une petite dizaine à chaque séjour. On n'en trouve plus. Ou alors en fouinant sur la plus haute étagère des magasins spécialisés. Les kiosques ne vendent presque plus de journaux, encore moins de bouquins ou de tebeos. Quelque chose là-bas a totalement disparu. Mon Espagne, j'imagine.

Bienvenue à celle d'aujourd'hui, celle où tu télécharges le menu de la pizzeria en scannant le QR code imprimé sur un petit drapeau planté au milieu de la table. Les chiottes sont toujours aussi dégueulasses dans les lieux publics mais on a des QR codes. Ouf, nous sommes sauvés.

Après un voyage en bateau finalement assez tranquille, nous avons débarqué à Ménorque où nous attendait un certain Albert (on prononce le « t », c'est catalan), propriétaire d'un camping-car loué à l'avance en passant par une application en ligne et dont il nous avait prévenu qu'il était « un peu vieux ».

D'emblée, ça puait l'euphémisme. Mais je ne juge pas selon les apparences. Le machin ne ressemblait à rien, ok, mais vu l'état de ma voiture, bon, tu m'as compris... Attendons qu'il roule, me dis-je. Et ma foi, il roule. Un peu bruyant, d'accord, admettons. L'impression permanente de déambuler en plein chantier de construction, avec ici des gars qui manipulent une foreuse, là un marteau-piqueur, et là, plus loin, une disqueuse, et enfin, encore plus loin mais pas assez à mon goût, un type qui traîne d'épaisses chaînes d'amarrage sur de gigantesques plaques d'acier. Oui, ça n'a aucun sens de traîner de telles chaînes sur des plaques d'acier mais c'est très précisément ce que j'entendais à chaque fois que je passais en seconde.

Au bout de trois douches, plus d'eau. Petite parenthèse : je gare le camping-car en bout de parking. Je parle d'un parking isolé et désert. Il n'y a littéralement pas âme qui vive. Par terre, pas d'asphalte, de béton, de goudron mais une terre meuble, brunâtre, tassée par les pneus des bagnoles qui s'y garent chaque jour. On est quasiment en rase campagne à un kilomètre de la plage où l'on est allé se détendre après avoir attendu qu'Albert revienne de son contrôle technique deux heures après l'heure prévue, et là je commence à prendre ma douche à l'extérieur, le pommeau de douche glissé à l'extérieur par la fenêtre de la minuscule salle de bain. Je me savonne et m'apprête à virer mon maillot de bains quand débarquent deux bagnoles, non trois, qui dégobillent en moins de deux minutes quelques couples et familles, des enfants, des vieux.

Et je suis là, comme un con, à attendre que ça daigne déguerpir, ou au moins me tourner le dos, feindre l'indifférence, me foutre la paix, pour virer ce putain de savon. Et le papa me regarde, me sourit, me salue, me montre du doigt à ses petites filles, les gamines de Shining mais en brunes avec des lunettes, et tout ce petit monde me fait bientôt coucou de la main.

Mais tirez-vous, bordel ! Ou je vous traumatise la progéniture à grands coups de fesses poilues et de zigounette circoncise.

Au bout de trois saluts – que je ne leur rends pas – je leur tourne le dos, me débarrasse du short et j'achève ma douche.

Tout ça se déroule dans une chronologie particulière que je ne peux m'empêcher de malmener. Moi et ma façon de raconter, hein...

Bref, l'histoire de la douche en plein air suit de très près un épisode tout aussi épique lorsque, revenant de la plage, nous découvrons une infestation de fourmis dans le camping-car. La poisse un jour, la poisse toujours. Je suppose qu'on a brisé quelques miroirs dans notre enfance, ma compagne et moi.

Je vous la fais courte parce que l'heure tourne et que j'ai les paupières qui papillonnent. On a dormi comme on a pu au milieu des fourmis, rendu le camping-car, trouvé un hôtel, loué une voiture beaucoup plus silencieuse. La nuit suivante, j'ai dormi dix heures. Ca faisait longtemps.

Demain, je vous raconte la fin. Mais d'abord, je dors.

Bonne nuit à toi, merci de m'avoir lu.

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