109 – 3 août 2023 – Le meilleur épisode de la série.
Salut à toi, internaute lambda, bienvenue dans le meilleur épisode du Journal d'un monde qui s'achève en traînant la patte.
Parce que oui, c'est ça, aujourd'hui, je te glisse sous les yeux le meilleur, le nec plus ultra, la crème de la crème, la croûte de sucre glace avec la cerise par-dessus, celle dont on parle beaucoup mais qui s'avère franchement indigeste quand tu lui croques la face. Aujourd'hui, chère paire de pupilles, je mets le paquet, je redresse la barre, je passe un cap, un palier, une étape nécessaire et attendue. Aujourd'hui, cher toi qui te demandes peut-être déjà ce que je vais bien pouvoir inventer, je te surprends, te manipules et t'emmène où je veux, là, oui, là, précisément.
Foin de billevesées et passons à la suite.
Le lendemain de notre arrivée aux Appart-hôtel d'Isla Paraiso, j'envisageais une journée farniente / glandage / sieste / bains / lecture. Ca fait beaucoup de slashes et je n'ai jamais aimé les Guns. Ca ne s'est pas exactement passé comme prévu.
Debout tard, très tard. Même Milo, le plus lève-tôt de la famille n'a pas ouvert les yeux avant onze heures. L'appartement ressemblait à n'importe quel logement de vacances avec ces murs immaculés, son écran plasma indécent, ces volets à persiennes récemment peints et repeints, son frigo qui ferme mal, son canapé inconfortable, ses serviettes blanches qu'on croirait empruntées à un hôpital, son absence patente de lave-vaisselle. Pas de lampe de chevet pour lire le soir, pas d'aspirateur, pas de bouchon de baignoire histoire de nous interdire les bains chauds – les salauds, j'en rêvais depuis Barcelone !
Somme toute, un lieu agréable, quoique dépourvu de personnalité. Assez confortable pour que l'on s'y pose quelques jours, mais pas trop quand même pour nous laisser l'envie de repartir. Un lieu lambda, une armoire Ikéa qui aurait déjà servi avant qu'on ne la remballe dans sa boîte d'origine pour la remettre en rayon.
Après un petit-déj rapide et conséquent, nous avons entrepris divers chantiers : lavage du linge sale en laverie, baignade des petits sous la haute-surveillance du pater, cafés au bar pour chaque adulte impliqué. Nous nous sommes divisés en deux équipes et j'avais pour mission de prendre la relève à la laverie après m'être plongé un quart d'heure dans l'eau chlorée de la piscine à formes. Je ne vois pas comment l'appeler autrement : il y avait en tout et pour tout trois bassins dans l'enceinte de l'hôtel. Une pataugeoire pour les bébés, une piscine avec du fond pour les grands qui souhaitaient nager plutôt que d'enchaîner les bombes et péter dans l'eau, et la piscine principale, qui partait sur un arrondi qui se dépliait comme une virgule en passant sous un pont menant au bar, pour s'épanouir enfin dans un rond imparfait de profondeur moyenne où sévissait la majorité des baigneurs, en l'occurrence des enfants d'âge moyen et leurs parents facétieux.
J'ai dit aux mômes : « Allez-y, c'est offert. »
Ils ont posé leurs serviettes, leurs sandalettes et autres tongs fluos, et ploutch, dans l'eau. Je les ai briefés le temps d'aller me commander non pas un mais deux cafés. L'expresso espagnol n'a rien du café à la française malgré des similarités flagrantes dans le service et le format. La différence réside dans le dosage. Là où le café français se déguste en matant les passants sur le boulevard Saint-Michel, l'expresso espagnol se contente d'exceller dans le goût de ce que j'aime à considérer comme un shooter de caféine. Quand j'en avale trois d'affilée, mon cœur s'emballe façon tachycardie, je sue à grosses gouttes, je me maudis mille fois d'avoir cédé au démon tout en sachant pertinemment que je m'en commanderai un quatrième dès que la crise sera passée.
Alors ce matin, j'en prends deux, j'en vide un dans l'autre et j'écope d'un expresso double-dose tout en évitant l'écueil déplorable du café allongé ou l'inénarrable faute de goût de l'Américain ou du café noisette.
Autant boire du thé Lipton avec un nuage de lait non mais.
Je procède donc au vidage-remplissage de verre devant un barman aux sourcils froncés. Je lui souris, me refuse à toute explication, je n'aime pas les barmen. Je le quitte après avoir payé, rejoins la chaise longue à proximité des mômes en pleines réjouissance aquatiques, entame à peine l'amertume de mon breuvage du bout de mes lèvres frémissantes quand une jeune fille travaillant pour l'hôtel, accompagné d'un garçon à peine plus âgé, paré lui aussi des couleurs de l'équipe d'animation, m'aborde avec un sourire inquiet et un français bancal.
« Excusez-moi, vous êtes bien Miguel Lopez ? »
Bigre, on n'est jamais tranquille nulle part. Les joies de la célébrité. J'ignorais toutefois que mes talents d'harmoniciste avaient traversé les Pyrénées.
(Promis, juré, craché, je plaisante. De telles pensées se situent à des années-lumière de ma petite personne)
Je ne comprends pas. Ai-je fait quelque chose de mal ? Ecrasé un piéton sans le savoir, mangé un touriste, uriné sur la mauvaise fougère ? Comment savent-ils que je me gratte les parties génitales dans mon sommeil ?
Quoi qu'il en soit, j'acquiesce. Admettre mon identité ne m'engage à rien et je n'ai encore reconnu aucun délit.
« Votre épouse se sent mal. Il faudrait que vous veniez. »
Merde.
Je me lève, leur demande une minute, le temps de récupérer les enfants. Cinq minutes à peine qu'ils s'éclatent gentiment dans l'eau chlorée, j'en connais qui vont tirer la gueule. Je leur dis :
« Maman ne se sent pas bien. Probablement un simple malaise dû à la fatigue et à la chaleur. Habillez-vous. Ne courez pas mais ne traînez pas. Retrouvez-moi à l'entrée, près des laveries. »
Je lis l'inquiétude sur leurs visages.
J'ajoute alors :
« Ne vous inquiétez pas, tout va bien, ce n'est probablement pas grave et il y a des médecins et des urgences. »
Je prends de l'avance. Ils me rejoindront dans trois minutes, le temps de constater que ma compagne n'en mène pas large : nausée, vertiges, fatigue intense, comme une chute de tension combinée à un malaise vagal saupoudré d'un je ne sais quoi d'inquiétant : « Je ne comprends pas, on dirait un malaise vagal mais c'est pas pareil. »
Elle sait de quoi elle cause, elle en a déjà eu.
Je mets un certain temps à dresser un plan d'action. On essaie d'abord le coca froid. Pour la fraîcheur, l'apport de sucre, l'acidité qui te remue bien comme il faut l'estomac quand celui-ci te rappelle que tu appartiens au monde animal et qu'il convient toujours de se vider d'une façon ou d'une autre. Je cours au standard, m'enquiers des numéros d'urgence. J'en appelle un. Rien. J'en compose un second : cinq minutes d'attente et une voix me répond gentiment. Elle me donne l'adresse du service d'urgence. Le bout du monde pour ma moitié, incapable de se tenir debout sans avoir l'impression de se casser la gueule en permanence. J'exige une ambulance, sommes-nous assurés ? Oui, non, je ne sais plus, on s'en fout, il nous faut un médecin. Je retourne au standard pour qu'il appelle un docteur. Le gars vient nous voir dix minutes plus tard. « C'est bon, il arrive dans un quart d'heure. »
Le doc débarque plus d'une demi-heure plus tard. J'ai eu le temps de lancer le lavage et d'amener Zabou au petit coin en l'asseyant sur un chariot destiné aux transports de bagages. Les enfants se marrent. Zabou parvient à émettre un joyeux sourire. La situation ne nous plaît guère mais elle ne manque pas d'ironie. On passe du camping-car sonore et habité à un malaise inexplicable, et tout va bien.
Lorsque le doc survient, il sort sa panoplie de gadgets : prise de tension, prise de sang, thermomètre, stéthoscope et plein d'autres mots utiles au scrabble. Au bout d'un petit quart d'heure destiné à justifier le prix exorbitant de son intervention, il nous parle de « mal de terre ». Ce n'est pas le terme qu'il emploie, je traduis, moi, j'interprète, je fais ce que je peux. Certaines personnes, nous dit-il, conservent le mouvement du bateau ou du train une fois qu'ils se retrouvent enfin sur la terre ferme. Ces mêmes personnes qui se vanteront d'avoir le pied marin et qui, de fait, s'avèrent rarement malades lors d'une traversée en mer.
Me reviennent alors certains impressions de tangage tandis que je cherchais mon sommeil sur la couchette du bateau, des mouvements peu amènes de mon estomac qui semblait m'en vouloir de quelque chose. Ca ne durait pas, c'était léger et je ne me suis nullement senti malade, mais j'ignore ce qui se serait passé si le voyage s'était éternisé.
Ma compagne, le bateau, quand elle est dessus, c'est à peine si elle le sent. Eh bien voilà ce que ça donne, ah bravo ! Surtout, je frémis à l'idée de la même chose au retour. On devra enchaîner bateau et train.
En fait non, on a loupé le train. On a pris un bus à la place. C'est pas mieux.
Le reste de la journée, nous l'avons passé au repos : piscine, glandage, sieste. Un peu ce que j'avais prévu en réalité. Comme Zabou préférait se reposer dans un vrai lit, je me suis chargé de surveiller les enfants du haut de ma chaise longue, les yeux posés sur un livre dont je vous causerai tantôt ou l'un des « tebeos » acquis à Barcelone. Ma routine est éprouvée : je lis longtemps, en plein cagnard, coupant ma lecture toutes les trois lignes pour zieuter d'éventuelles surprises de la part de nos bambins au comportement exemplaire.
« Mais arrête un peu de noyer ton frère ! »
« Mais lâche enfin cette frite, elle n'est pas à toi ! »
« Arrêtez de sauter, on n'a pas le droit et c'est marqué PARTOUT ! »
Bref. Je lis, je chauffe, je plonge, je nage dix secondes, je sors de l'eau et je reprends. Je » dévore mes bouquins comme j'ai rarement le temps de le faire dans l'année et savoure enfin mes vraies vacances.
Lu, donc, lors de ce périple ibérique, Swan Song, de Robert McCammon, qui vient à peine d'être traduit dans la langue de Molière et d'Orelsan malgré une publication à succès sur le marché américain en 1987. Deux tomes, longs, lourds, joliment édités sous leurs couvertures délibérément datées (jusqu'au choix de la police des titres, sous-titres et encarts). Le livre raconte les suite d'un apocalypse nucléaire. Rien n'est ici édulcoré. Le mal y est vil, sournois, prodigieusement ordinaire. Le monde régurgite ses psychopathes à l'heure où la civilisation s'éteint et où des particules de cendres bloquent la lumière. Tout n'est que brouillards sales et vapeurs grises, désespoir, pillage, viol, suicide. J'ai adoré.
Notez que la comparaison avec le Fléau de Stephen King, qui nous semble couler de source, s'arrête au genre auquel appartient le roman, à savoir, le post-apocalyptique. Si la grippe qu'invente King peut nous paraître effrayante aujourd'hui, c'est peut-être surtout à cause de la pandémie de Covid-19. Le roman de McCammon dépasse celui de King en vraisemblance, malgré quelque recours au fantastique, parce que les deux auteurs ne partagent pas la même vision de l'être humain. Stephen King déteste les humains lorsqu'ils forment des groupes et deviennent ainsi une masse malléable, un monstre sans tête que l'on peut manipuler et qui se laisse aller aux pires exactions. McGammon considère que l'humain est un être naturellement méprisable, petit, mesquin, que son comportement grégaire peut ou non sublimer, dans un sens ou dans l'autre, et qu'il existe en revanche des individus différents, capables de dépasser leur condition et d'accomplir de grandes choses. Je ne sais lequel des deux détient la vérité – aucun, probablement – mais je vous recommande vivement Swan Song si vous aimez les récits longs, terribles et poisseux qui parviennent toutefois à vous réconcilier avec l'idée d'espoir et de rédemption.
Sinon, relisez la Route, ça ira bien.
Lu également des polars de Michael Connelly. Quel escroc, celui-là. Il est tellement doué qu'il arrive à te faire croire que ces bouquins sont différents. J'adore ses intrigues mais, ma foi, ça ne vaut pas un bon Dennis Lehane ou le Jo Nesbo achevé deux jours avant le départ : « Leur domaine ». Ca se lit comme du Agatha Christie quand on a onze ans, du Maurice Leblanc quand on en tape douze, du Ray Bradbury quand on amorce l'adolescence, du John Irving quand on en sort. Les pages s'enchaînent. On ne sait si c'est notre doigt qui les tourne ou si c'est le papier qui l'effleure. L'histoire : un type qui vit seul en Norvège sur le domaine familial, situé en hauteur. La route qui mène chez lui jouxte un précipice. Souvent, il neige et la route est glissante, dangereuse, il y a eu des accidents. Plusieurs. Son frère revient après avoir fait sa vie au Canada, et épousé une femme ensorcelante native de la Barbade. Deux hommes, une femme, tu connais la suite.
Mais non, tu ne la connais pas. La voix qui te cause pendant tout le roman est celle du rustre, l'ermite montagnard, bourru, castagneur, excellent mécano, un cœur d'or mais pas loquace pour deux sous, et à mesure que tu avances et le suis dans ses évocations, tu découvres le passé d'une relation tordue entre deux frangins, un père, une mère, certaines figures locales... Ah mais quel bonheur ! Il y a du Faulkner dans son écriture, du Hemingway dans ses coups de théâtre. A lire absolument.
Actuellement, je finis la Cité de Dieu, de Paulo Lins. Un gentil pavé aux phrases touffues, sans doute mal traduites. Le rythme de la bossa et de la samba semble malmené dans notre français caillouteux et dépourvu d'accents forts. Il n'empêche : des enfants voleurs, assassins, violeurs, qui règnent pendant un temps toujours trop courts sur des favelas de misère, des flics corrompus, violents, des parents dévorés par les nécessités économiques, des vieilles qui deviennent putes, qui dealent, des enfants qui sucent des riches blancs, des touristes, des propriétaires, les mêmes qui voteront ensuite les lois pour mettre tout ce monde dans des cages, au travail, crevez tous en paix et laissez-nous vous exploiter. Si vous ne l'avez pas lu, lisez-le. Si vous avez la flemme, matez le film puis lisez le livre.
Enfin, j'aimerais achever ce texte encore trop long sur une petite scène anodine tirée du quotidien d'un vacancier en goguette sur la plage d'une piscine fréquentée par toutes sortes d'énergumènes. Cet hôtel ne transpire pas le luxe bien troussé des bourses pleines et des portefeuilles d'action. C'est du béton qui exploite la chair humaine, celle qui a économisé toute l'année pour se farder des vacances au soleil, un tant soit peu exotiques, cette année ce sera les Baléares, mais pas Ibiza. Trop de monde à Ibiza. Tu verras, Ménorque, c'est pareil, l'eau transparente, le sable fin, des tapas, des bons coups à boire, mais moins de drogue, moins de bordel, tu verras, c'est mieux.
Alors ils partent en famille et se retrouvent peut-être chaque année sur la même plage, dans le même hôtel, au même moment que telle autre famille qui vient de Madrid, par exemple, ou de telle bande d'Allemands qui nous font bien rigoler avec leurs coups de soleil et leur bide chargé de bière. On dirait des métalleux.
J'ai eu cette discussion quelques fois avec les Barbiches, notamment l'un d'entre eux qui se targuait de connaître les secrets de la sociologie sans avoir lu de A à Z le moindre ouvrage de Bourdieu. Passons sur l'arrogance et insistons plutôt sur l'aveuglement. S'interroger sur ces vacanciers reste légitime. Quelle force les pousse à s'entasser ainsi dans des lieux qu'ils investissent comme des cocons, dans lesquels ils semblent se réfugier afin de reproduire en vacances le mode de vie qui est le leur tout le reste de l'année ? Répondre à cette question sans émettre le moindre jugement sur la prétendue bêtise de ces gens-là implique une grande bienveillance et une profonde empathie. J'observe ces regards fatigués, cette joie évidente de ces pères qui sautent dans l'eau en éclaboussant la belle-mère pour faire rire leurs gosses, cette mère de famille épuisée qui refuse de bouger de sa chaise longue et semble rattraper le sommeil d'une vie. Son homme – je dis son homme et non son mari parce qu'il se comporte en mâle, en maître de maison, propriétaire de sa maison, de sa voiture, de ses gosses et de sa femme – la surprend d'un coup de pistolet à eau alors qu'elle roupille pour s'évader, se recentrer, se recharger. Elle se réveille, pousse un petit cri qu'elle étouffe aussitôt – on est cerné par une bonne quarantaine de personnes de tout âge qui vaquent à leurs occupations passionnantes. Elle lui jette ce fameux regard qui te donne envie de t'enterrer au plus profond quand il te tombe dessus. J'observe et elle s'en rend compte. Elle me jette un autre type de regard : « T'as vu ? Tu vois ce que je suis obligé de me coltiner ? »
Le gars surprend cet échange. N'importe qui, à sa place, se serait senti pour le moins embarrassé. Je sais que je me serais confondu en excuses, j'aurais promis de ne plus jamais recommencer, évité à tout prix le regard de ce témoin involontaire d'un début potentiel de crise de ménage.
Lui, non. Lui il a rigolé longtemps. Un rire forcé de bonhomme, le genre qui met les mains sur les hanches avant de s'ouvrir une cannette de bière. Et il est retourné faire des bombes dans la piscine.
Les autres personnes autour de moi se sont toutes comportées dignement.
Je t'abandonne un moment. Ce mois-ci, je me concentrerai sur la fiction. Des biz et bonne flambée.
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