Chapitre 6
Cette nuit-là, quelques heures avant que l’aube ne s’apprête à poindre, un individu non-désiré s’invita dans le jardin de secret. Si l’individu souhaitait se faire discret, c’était raté car le grincement de la lourde porte de bois qui protégeait le jeune Noël du monde extérieur réveilla immédiatement le garçon. Étrange. Peu de personne possédaient la clé du jardin. Lucille devait certainement dormir à cette heure, Cathy était sûrement rentrée chez elle depuis longtemps et Roland dormait juste à côté de lui.
Un nœud se forma dans sa gorge. Il savait. Il savait qui se trouvait dans le jardin. Il savait qui l’attendait derrière cette porte.
Il n’avait pas envie de sortir. Il n’en avait pas envie, mais il n’avait pas le choix. Car il ne connaissait que trop bien le sort que lui réservait cette personne s’il ne se présentait pas. Alors il se leva, tremblant de peur, et se dirigea vers la porte. Il tendit sa main vers la poignée, mais impossible de la tourner. Il tremblait trop. Il jeta un regard désespéré au vieil homme endormi, savant parfaitement que ce n’était pas ça qui allait le réveiller, respira un grand coup et ouvrit finalement cette porte.
Dans le jardin, une jeune femme, un peu plus âgée que Cathy, l’attendait, sa silhouette longiligne se détachant dans la nuit sombre. Ses yeux étaient rivés vers le ciel étoilé, fixant la pleine lune, sa bouche entrouverte et ses longs cheveux châtain clair pendaient sur ses épaules recouvertes par une sublime chemise de nuit blanche. N’importe qui aurait trouvé cette femme sublime, presque féérique au milieu de jardin nocturne empli de fleurs. Mais pour Noël, rien ne le terrifiait plus que cette vision. Il était tétanisé, mais il se réjouissait tout de même de l’absence de sa sœur. Pour rien au monde il n’aurait souhaité qu’elle assiste à ça.
La Reine tourna finalement la tête dans sa direction.
« Toi. »
Elle était calme, mais la haine et la colère qui l’habitaient transparaissaient parfaitement dans sa voix. Son regard froid et abattu, souligné de profonds sillons causés par les larmes, se posa sur lui, poussant Noël à se recroqueviller encore plus sur lui-même. Pieds nus, elle se mit à marcher lentement vers lui. Seulement dix pas les séparaient.
« C’est toi. »
Le corps de la Reine se balançait mollement de droite à gauche, comme si le simple fait de marcher lui coûtait. Neufs pas.
« C’est toi qui l’as tué. »
À travers les quelques mèches de cheveux qui couvraient le visage de la femme, le garçon pouvait discerner les yeux injectés de sang, dénué de toute clarté, qui le fixait. Huit pas.
« Il est mort par ta faute. »
Noël porta instinctivement les mains à son visage, dans une vaine tentative de se protéger de la main qui s’abattrait bientôt sur lui. Sept pas.
« Sale démons. »
Il commença à reculer, veillant à ne pas la quitter du regard, mais ses petites jambes d’enfant ne faisaient pas le poids face aux longues jambes de l’adulte. Six pas.
« Monstre. »
Tout à coup, Noël trébucha sur un outil de jardinage qui traînait là, et s’étala de tout son poids sur l’herbe. Il ne fallut pas longtemps à la Reine pour combler la distance qui les séparait. À peine eut-il le temps de réagir qu’une horrible sensation d’étouffement l’envahit. Deux grandes mains enserraient sa gorge, avec une force bien trop grande pour un corps affaibli. Il tenta bien de se débattre, le corps de la femme, assise à califourchon sur lui, l’en empêchait. Pendant ce temps-là, les murmures de cette dernière s’étaient transformés en cris :
« Infâme enfant maudit ! Je savais que je n’aurais jamais dû te laisser vivre ! Je n'aurais pas dû écouter Albert et t’étouffer dans le berceau ! Maintenant, à cause de toi, mon bébé est mort ! »
La vision de l’enfant commença à se brouiller et sa force à doucement le quitter. Une larme roula sur sa joue.
« Retourne en Enfer ! C’est là que se trouve ta place ! »
Un coup de feu retentit. Alors que sa conscience s’apprêtait à quitter, la prise sur son cou se relâcha et la Reine s’écroula de tout son long sur lui. Une tâche rouge se forma dans l’herbe, tout près de la tête de Noël.
Quelqu’un poussa le corps sur le côté et prit délicatement le garçon dans ses bras. Un terrible bourdonnement résonnait dans ses oreilles et chacune de ses expirations était accompagnée d’un affreux sifflement. Ses poumons accueillaient avec voracité chaque nouvelle bouffée d’air frais.
Lorsque sa vision s’éclaircit enfin, il reconnut là son protecteur de toujours, son père de substitution, Roland.
Le vieil homme, toujours Noël dans les bras, entra prestement dans la petite maisonnée. Il allongea l’enfant sur le lit, prit une des clés qui pendaient à gauche de la porte et ouvrit un coffre d’allure ancienne. Il retourna vers l’enfant et lui dit quelques mots, mais l’esprit de ce dernier n’était pas encore assez clair pour qu’il ne puisse comprendre un seul mot.
Voyant cela, Roland mit simplement le doigt devant sa bouche, lui intimant de garder le silence. Noël hocha faiblement la tête, semblant l’avoir compris. Le jardinier reprit le garçon dans ses bras et le porta jusqu’au coffre où il l’y déposa délicatement. Il embrassa tendrement son front avant d’abaisser le couvercle, l’enfermant dans de profondes ténèbres.
La dernière chose dont se rappela Noël avant de finalement s’endormir, vidé de toute énergie, ce fut le bruit du verrou que l’on actionne.
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Plusieurs heures plus tard, peu après le réveil de la petite princesse, une abominable nouvelle lui parvint. Durant la nuit, la malheureuse Reine avait été assassinée par le vil jardinier. La pauvre avait apparemment eu la malchance de croiser cet homme horrible durant une petite balade nocturne. Il l’aurait froidement tué d’une balle dans la tête avant d’essayer de cacher le corps dans le jardin de sa petite résidence. Heureusement qu’un garde de patrouille dans le jardin d’à côté avait entendu le coup de feu et s’était précipité vers le lieu du crime. Le jardinier avait aussitôt été arrêté.
Mais Lucille n’était pas stupide. Elle connaissait bien Roland. Elle savait que jamais, au grand jamais, il ne ferait de mal à autrui sans aucune raison. Elle connaissait aussi bien la Reine. Malgré tous les efforts de Noël pour le cacher, elle savait très bien ce qu’elle lui faisait subir. Elle avait rapidement fait le lien.
L’inquiétude la rongea toute la journée. Si Cathy ne l’avait pas retenu, elle se serait précipitée depuis longtemps au petit jardin, s’enquérir de l’état de son frère. Il devait être si terrifié, tout seul, dans la cachette qu’avait imaginer Roland et Cathy en cas d’urgence. Elle devait le retrouver.
Elle en avait beaucoup voulu à sa gouvernante au début, mais elle avait fini par remarquer que la femme se faisait tout autant violence qu’elle de ne pas courir aux côtés de celui qu’elle considérait comme son fils.
Lorsque l’heure du goûter arriva finalement, elle courut à toute vitesse jusqu’au jardin, suivie de près par sa gouvernante. La porte de bois n’était pas fermée. Elle dû s’en douter, seul quatre personnes possédaient la clé de cet endroit, et la garde royale n’en faisait évidemment pas partie. Elle verrouilla aussitôt la porte derrière elle et, sans un regard pour le petit jardin, se précipita à l’intérieur de la petite cabane.
Comme prévu, dans un recoin de la pièce à vivre, Cathy et la jeune princesse trouvèrent un vieux coffre. Les mains tremblantes, cette dernière prit la clé qui ne quittait jamais son cou, pas même la nuit, et l’enfonça dans la serrure. Avec un petit ‘clic’, le coffre s’ouvrit pour découvrir un Noël complètement recroqueviller sur lui-même. Dès qu’il reconnut ses deux sauveuses, des larmes de soulagement se formèrent au coin de ses yeux et il se jeta dans les bras de sa sœur qui ne manqua pas de remarquer les effroyables marques rouges qui enserraient son pauvre cou.
Ce jour-là, Lucille comprit qu’il ne servait à rien d’attendre l’aide d’une quelconque puissance divine. Elle ne pouvait compter que sur elle-même pour protéger son cher frère.
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