Chapitre 11 (2/2)
Elle courait.
Elle ne savait pas où elle était, où elle allait, et encore moins qui elle était.
Elle courait.
Une forêt. Des arbres, partout, aux longues branches dénudées. Des ronces de sous-bois lui griffaient les jambes. Les feuilles, rouges, oranges, brunes, bruissaient à chacun de ses pas, craquant sous ses pieds nus. L'odeur de la terre, agréable, se mélangeait à celle du sang, enivrante. Le ciel, gris, lourd, finissait de lâcher ses dernières gouttes.
Trempée, elle courait. La pluie tombant à verse n'avait pu purifier ces vêtements et ses cheveux, poisseux de sang. Elle serrait dans ses mains les poignards rougis. Elle n'était qu'une bête, sans souvenirs et sans but. Elle n’était que muscles et sensations.
Et elle avait faim.
Soudain, elle s’immobilisa. Son souffle créait devant elle un petit nuage blanc à chaque expiration. Elle avait entendu un bruit, derrière un buisson de houx. Quelque chose venait de tomber. Elle s’avança sans bruit, plus silencieuse qu’un chat, tous les sens aux aguets.
Derrière l’arbre aux feuilles piquantes, un cerf, splendide, aux bois gigantesques, était allongé sur le flanc. La hampe d'une flèche dépassait de derrière son épaule. Il respirait toujours. Vite. Fort. Agonisant. Elle s'approcha. L’animal essayait vainement de se redresser. A genoux, elle caressa l'encolure, chaude, trempée de pluie et de sueur. Le cerf meugla. Un son pauvre, misérable. Bien loin de l’imposant brame qu’il aurait pu produire le jour avant.
Elle plongea son regard dans l'œil de la bête effrayée et lui trancha la gorge sans somation. Le cerf s'agita encore quelques secondes avant de s'immobiliser définitivement. Le précieux fluide rouge s'échappait de la plaie, épais, visqueux et chaud. Il fumait dans l'air froid de ce mois du Dieu Morter, juge et passeur des âmes. Elle observa ses mains, à nouveau rouges, à nouveau recouvertes de sang, et se pourlécha les doigts.
La faim faisait gronder son ventre.
Avec ses lames effilées, il ne lui fallut que quelques secondes pour retirer un lambeau de peau et découper le muscle. Affamée, elle se jeta dessus avec frénésie, plantant ses dents dans la chair fraîche dégoulinante de sang.
Un craquement retentit derrière elle.
— Par Kohr, elle est en train de bouffer notre cerf !
— Non Erik ! Ne la tue pas ! s'exclama une deuxième voix.
Trois hommes se dressaient à présent devant elle. Celui qui venait de parler était un noir gigantesque, au visage néanmoins très doux. Il tentait de tempérer les ardeurs d'un archer dont la flèche était pointée sur elle. Lui était blanc, les cheveux de la couleur des ailes d'un corbeau. Son visage était tendu et ses yeux noirs lançaient des éclairs. Bien plus jeune et plus petit que ses deux compagnon, le troisième, châtain clair et au visage poupon, restait en retrait.
— Tu vois bien qu'elle n'a pas toute sa tête, reprit le géant. Les Ancêtres n'acceptent pas que l’on tue les simples d'esprit.
— Simple d’esprit ou non, elle mange notre proie !
Néanmoins, il relâcha la pression sur la corde et abaissa son arc. Il observa plus attentivement l’aliénée. D’un mouvement souple, sans lâcher son morceau de viande, elle avait sauté derrière le cadavre du cerf, de telle sorte qu’elle leur faisait maintenant face. Ses cheveux bruns étaient plaqués contre son visage ensanglanté. Ils encadraient un visage jeune, d’une vingtaine d’année peut-être, aux traits durs. Toutefois, ce qui frappait le plus était son regard.
L’œil gauche était d’un brun d’argile, très doux, et légèrement effrayé. Le droit par contre ne montrait aucune peur. Il était d’un bleu pâle éclatant, couleur d’un ciel d’hiver dégagé. C’était un œil de chasseur, de prédateur. Un œil dans lequel se reflétait toute la violence dont la jeune femme était capable.
Un regard vairon. Un regard de démon.
N’Bewe, le géant noir, s’approcha tout doucement. Erik pu voir sous les fins vêtements tachés de sang et collé contre sa peau par la pluie les muscles de la femme se tendre. Il ne voyait pas sa deuxième main, dissimulée par la masse du cerf. Et cela l’inquiétait. N’Bewe était un farouche guerrier, mais restait très naïf et gentil. Gard, le gamin qui les accompagnait, n’avait pas encore connu de vrai combat. Même s’il était plus que doué à l’entraînement, Erik ne pouvait savoir comment le garçon réagirait si cette dingue les attaquait. Il renforça sa prise sur son arc, prêt à le relever et à tirer.
Qui que soit cette femme, folle ou pas, si elle tentait quoi que ce soit, il ne la manquerait pas.
Elle regardait le colosse se rapprocher. Elle était indécise. Fuir était hors de question, elle avait trop faim. Mais son esprit était partagé entre la curiosité et l’envie de se battre, de tuer ses trois hommes – elle s’en savait totalement capable – pour enfin être tranquille et manger. Aile de Corbeau l’avait menacée, de cela elle était sûre. Elle n’était pas certaine d’avoir bien compris ce qu’il avait dit, mais il lui semblait qu’il en avait après sa nourriture. Et tout dans sa posture indiquait clairement qu’il était prêt à l’abattre.
—Qu’il essaye seulement !
Un vertige l’a prit soudain. Elle vacilla et sa vision devint floue l’espace de quelques secondes. Quelqu’un venait de parler. Mais les hommes devant elle n’avaient rien dit. Et c’était une voix de femme. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, sans toutefois perdre de vue les trois individus, mais ils étaient seuls. L’envie de sauter à la gorge des personnes en face d’elle devint d’un coup beaucoup plus insistante. Elle allait s’élancer quand tout autour d’elle disparu, remplacé par des capes rouges écarlates, des cris de douleur et de peur, des gouttes de sang vermeil qui volaient dans les airs.
Elle hurla et s’évanouit.
— Drya ! Drya réveille-toi !
Elle émergea d’un coup de son sommeil et empoigna Hemrik qui la réveillait, le plaquant au sol, les mains autour de son cou. Elle le relâcha en le reconnaissant. Tout doucement, elle reprenait ses esprits. Elle tremblait. Son corps était couvert de sueur et ses cheveux se plaquaient contre son dos et son visage.
— Tu criais, s’expliqua l’Erdrelien, frottant sa gorge. Tu as toujours eu le sommeil agité, mais jamais à ce point-là. Ça va ?
La jeune femme hocha la tête. Elle commençait à se calmer. La nuit n’avait pas encore cédé sa place au jour, mais une lueur pointait à l’est. Il devait rester un peu moins d’un tiers de cadran avant que le soleil ne dépasse le sommet des montagnes et que l’aube arrive. Drya rassura Hemrik et lui dit d’aller dormir. Sa nuit était terminée, elle ne parviendrait pas à se rendormir malgré la fatigue.
Les jours continuèrent à défiler, tous semblables entre les longues heures de marches et l’entraînement du soir. Hemrik se renforçait, aiguisant ses sens et ses réflexes. Drya en était contente, il lui faisait penser à Gard. Il était à peine plus jeune à l’époque, et il apprenait à une vitesse stupéfiante lui aussi.
Les deux compagnons arrivèrent en vue de la Vélère, rivière formant la frontière ouest de Nenntela près de trois neuvaines plus tard, un mois après avoir quitter l’obscurité de la montagne.
Les jours raccourcissaient alors que Rerteim laissait sa place à Manylia sur le calendrier. L’automne se mettait doucement en place, chassant la chaleur de l’été. Plusieurs averses violentes avaient obligés les deux voyageurs à s’arrêter pour se réfugier. Parfois dans des bâtisses abandonnées quand ils avaient de la chance, plus souvent simplement sous leurs couvertures à la maille tressée bien serrée et presque imperméables, les abris au milieu des prés n’étant pas des plus fréquents.
En longeant la Vélère, Hemrik et Drya finirent par tomber sur une ville marchande enjambant la rivière. Malgré les réticences de la jeune femme, ils n’eurent d’autre choix que de pénétrer dans la cité. Il leur fallait du ravitaillement, et si cela leur permettait en plus d’acheter des chevaux, il ne pouvait pas laisser passer l’occasion.
Dès leur arrivée aux portes, pourtant grandes ouvertes, l’ambiance tendue de la ville leur parvint. Des soldats nenntelais arrêtaient tout individu voulant entrer et l’interrogeaient, créant ainsi une file devant l’accès.
La majorité des personnes présentes autour des deux compagnons étaient des réfugiés nenntelais, parfois des Erdreliens essayant de se fondre dans la masse, mais reconnaissables à leurs regards apeurés et non pas simplement fatigués et las des natifs. Écoutant d’une oreille attentive les conversations alentours, Drya appris que Ragorna était tombée la nuit de leur fuite et que maintenant le royaume d’Asslen, soutenu par d’autres rois qui avaient déclinés les offres d’alliance d’Alvyor, envahissait les territoires du Seigneur au Griffon. Le nombre d’exilés ne faisait qu’augmenter.
Enfin ce fut leur tour de passer devant les soldats, qui les lorgnèrent avec méfiance.
— Vous n’avez pas des têtes de réfugiés vous deux, remarqua un fort type à la moustache abondante. Vous venez d’où ?
— D’un village près de Ralevy.
— Vous en avez mis du temps pour arriver jusqu’ici, de Ralevy. La ville est tombée il y a pas mal de temps maintenant. C’est une des premières que ces chiens d’Asslen ont attaqué.
L’homme dégoutait Drya. Malgré la fraîcheur de la fin d’après-midi, la sueur coulait sur son visage rougeaud. Ses petits yeux porcins ne regardaient pas son visage, mais bien un pied en dessous, pile sur sa poitrine.
— Nous ne sommes pas partis dès sa chute, répondit Drya qui sentait l’agacement de Louve déteindre sur son état d’esprit. Il est difficile de quitter sa maison et nous étions blessés. Marcher jusqu’ici fut pénible et nous n’avancions que lentement.
— Pauvre petite chose, fit le garde, condescendant, en levant la main vers le visage de la jeune femme. Je vois en effet que la guerre t’a laissé des séquelles. Drya attrapa le poignet du garde avant que sa main ne touche sa joue.
— Je ne ferais pas ça si j’étais vous, gronda-t-elle, Louve à portée du contrôle.
Si elle se laissait aller à la colère, la tueuse prendrait le dessus et qui sait les ravages qu’elle ferait dans cette foule. Le soldat fronça les sourcils et porta la main à la garde de son épée.
— Il suffit ! tonna une voix derrière lui.
Un homme grand, à l’allure imposante, la moustache soigneusement taillée, s’avançait vers eux. Il n’eut pas à se frayer un chemin entre les soldats et les réfugiés, tous se poussait sur son passage.
— Ma chère, je vous croyais morte. Que vous est-il donc arrivé ? demanda Rhein, chef de la Compagnie Sanglante.
— Je vous retourne la question, Commandant, je pensais toutes les compagnies, y compris la vôtre, totalement décimées.
— Elle a subit, mais les circonstances de la bataille nous ont permis de réaliser un repli stratégique.
— Repli stratégique ? Ils ont fuit comme des lâches ! siffla Louve.
— Vous m’en voyez ravie Commandant. Il est bon de savoir que les Sanglants ont survécu, répondit Drya, plus diplomatique.
— Vous connaissez cette femme Commandant ? s’interposa le garde rougeaud.
— Cette femme, soldat, vous devriez la connaître aussi, car pendant que vous restiez bien à l’abri ici, elle se battait pour ce pays dans les premières lignes. C’est Drya la Louve qui se tient devant vous, épouse du chef des Loups Ardents, et vous feriez bien de ne plus vous mettre sur son chemin, car la prochaine fois je n’aurais pas le temps d’intervenir avant que votre tête ne roule sur le pavé.
Blême, l’homme se recula. Rhein tendit le bras vers l’intérieur de la ville.
— Venez très chère, vous avez dû traverser des épreuves terribles et vous méritez bien une bonne chope d’hydromel.
L’ambiance était pesante dans l’auberge. Les gens, moroses, buvaient et mangeaient en silence ou en parlant doucement, et ils étaient peu nombreux dans l’établissement, la nuit étant tombée depuis un moment. Hemrik était lui aussi parti, Drya l’ayant envoyé dormir quand sa tête avait commencé à dodeliner à cause de l’hydromel. Les chambres de l’auberge étaient toutes pleines à craquer de réfugiés, mais Rhein avait rapidement arrangé ce problème en en réquisitionnant une.
— Quelle histoire à vrai dire ! s’exclama Rhein après que la guerrière eut fini de raconter ses dernières neuvaines. Survivre à ses traitements, vous êtes décidément peu commune Drya.
— S’il vous plaît Rhein, arrêter cette hypocrisie, cela ne vous va pas. Vous n’avez jamais pu me supporter, vous m’avez toujours dénigrée devant les hommes, pendant les conseils de guerre, critiquant chacune de mes interventions. Qu’elles raisons avez-vous de vous comporter maintenant de la sorte ?
Le Commandant soupira et finit sa chope. Il attendit qu’une serveuse la remplisse à nouveau avant de répondre.
— Je suis seul Drya. Lors de la Brume Rouge, comme vous l’appelez, malgré le massacre, les Sanglants ne voulaient pas partir. Tout espoir était perdu pourtant, mais vous savez comme moi que ces hommes ne fonctionnaient pas à l’espoir, mais bien au sang et à la mort.
— Ça c’est le genre d’hommes que je comprends.
— La Compagnie n’était pas comme cela avant, elle ressemblait beaucoup aux Loups Ardents, mais j’ai recruté trop de soldats sans foi ni loi. J’ai été obligé de jouer un rôle, c’était le seul moyen pour moi de garder la tête sur les épaules – littéralement. Alors je suis resté avec eux, et je me demande encore comment je m’en suis sorti.
« Soixante quatre hommes. Soixante quatre sur près de huit cents. C’est ce qui reste de la Compagnie Sanglante. J’ai réussi à les faire quitter le champ de bataille quand trouver les ennemis dans la brume fut devenu trop difficile et trop lent pour leur ardeur. Nous avons rejoins Nenntela, perdants, mais en vie. Ils sont tous restés là-bas. Moi je n’en pouvais plus et j’ai choisi de me retirer. Alvyor m’a désigné pour surveiller la frontière ouest du pays, mais c’était plus pour se débarrasser de moi que pour me remercier de mes loyaux services.
— Loyaux ? Rhein, vous êtes un mercenaire, vous vous battez pour le plus offrant. Ce n’est pas un reproche, les Loups fonctionnaient de la même manière, mais n’exagérez pas.
— Non, j’ai prêté allégeance au Seigneur au Griffon. Quel imbécile j’étais ! Je pensais que cela me permettrai après la guerre de quitter les Sanglants et d’entrer dans l’armée régulière… Oh j’y suis entré maintenant, c’est sûr, mais à quel poste ?
Il se tut, observant la mousse diminuer dans sa chope, perdu dans ses pensées, songeant sans doute à un avenir qui ne se réalisera jamais. Drya avait pitié de lui. Louve voulait lui trancher la gorge pour abréger ses souffrances.
— Je suis désolée Rhein, sincèrement, mais je ne peux rien pour vous, finit-elle par dire. Profitez d’être loin du front pour vivre une vie plus paisible. Excusez-moi à présent, j’ai sommeil, conclut-elle en se levant.
— Non ! Attendez ! se récria le Commandant en lui attrapant le bras.
— Je vous retourne le conseil que vous avez donné tout à l’heure au soldat, Rhein, ne me retenez pas ainsi, fit la guerrière, cassante cette fois, en retirant sa main.
— Vous êtes redoutable au combat Drya, restez défendre cette ville avec moi. Ces gens ont besoin de vous.
— Cette guerre ne me concerne en rien. Ce pays va tomber, et cette cité aussi, tôt ou tard si Alvyor n’abdique pas ou ne se fait pas tuer. Et à moi seule je n’y changerai rien. Ma vie de mercenaire est terminée, et j’ai trop de questions auxquelles je dois répondre pour perdre mon temps ici. Adieu Rhein, je serai partie d’ici demain.
Ce fut la dernière fois qu’elle le vit. L’armée d’Asslen avançait à une vitesse stupéfiante et il mourut au combat en protégeant la ville quelques neuvaines plus tard.
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