Chapitre 12

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Le feu le ravageait, détruisant tout son être, mais ne le tua pas. Il souffrait comme il n’avait jamais souffert, sans que cela ne semble vouloir prendre fin. Doucement, il sentit enfin la chaleur destructrice quitter son corps. Elle se concentra dans ses poignets, puis s’estompa.

 Il cligna des yeux. Sa vision était floue, et il lui fallut un moment avant de comprendre où il se trouvait. Allongé sur son lit, il fixait le plafond de la chambre qu’il occupait avec Selya depuis un mois. Il tourna la tête. Elle était couchée à côté de lui, endormie toute habillée. Ses traits étaient tirés et contractés, mais intacts. Il soupira, soulagé. Tout n’avait donc été qu’hallucinations.

 Etherwin regarda ses poignets qui étaient toujours douloureux. Il y avait une cicatrice dans le pli de peau, comme une brûlure. Il observa plus attentivement. C’étaient des marques au fer rouge, un œil pour chaque bras.

 — J’ai été marqué comme du bétail ?

 Selya remua à côté de lui. Elle se réveillait. Dès qu’elle ouvrit les yeux et vit son mari lui sourire, elle lui sauta au cou.

 — Selya, mon amour, arrête, tu m’étouffes, rit l’historien en la repoussant gentiment.

 Elle restait cependant accrochée à lui désespérément. Etherwin comprit alors que quelque chose clochait.

 — Eh, Selya, qui a-t-il ?

 Elle le lâcha et se redressa à contre cœur, de grosses lames coulant sur ses joues. Ses yeux étaient rouges. Il n’avait jamais vu son visage aussi ravagé par la fatigue et la tristesse. La jeune femme passa une main tremblante sur la joue de l’homme de sa vie.

 — C’est bien toi, tu es enfin revenu…

 Et elle éclata en sanglot.

 — J’ai cru te perdre pour toujours, que tu n’allais jamais te réveiller. Ne me fait plus jamais ça, je t’en prie, j’ai cru mourir.

  — Selya ? Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne comprends pas.

 — Tu viens de passer toute une neuvaine endormi, voilà ce qui ne va pas ! explosa-t-elle.

 — Une neuvaine ?

 Etherwin était abasourdi. Il prit sa femme dans ses bras et la serra tendrement, attendant que sa crise passe. Comment avait-il pu dormir pendant autant de temps ? Pas étonnant que Selya soit si bouleversée. Lui-même ne savait pas comment il réagirait si c’était elle qui ne se réveillait pas malgré tous ses efforts. Il ferma les yeux. Ses souvenirs étaient flous, comme s’il essayait de se rappeler un rêve. Il se sentait très faible aussi. Ce qui était logique s’il ne s’était bel et bien plus alimenté depuis neuf jours.

 Progressivement, Selya se calma.

 — J’ai eu la peur de ma vie. Qu’est-ce que j’aurais fait sans toi ? murmura-t-elle d’une voix lasse.

 — Tu serais retournée auprès des tiens, dans la forêt.

 — Comment peux-tu dire ça aussi facilement ? répliqua-t-elle, froide. Comme si retourner avec les Lynx effacera nos années de bonheur et ma peine.

 — Excuse-moi, je voulais juste dire que tu es forte et tout à fait capable de surmonter cette épreuve.

 Son épouse ne répondit pas. Elle ne voulait plus y penser. Les neufs jours précédents, elle n’avait cessé de s’imaginer les histoires les plus horribles. Elle avait beau les chasser de son esprit, elles revenaient sans cesse la tourmenter. À présent encore elle avait l’impression qu’elle rêvait qu’Etherwin était conscient à ses côtés, et qu’à n’importe quel moment elle pouvait se réveiller et le trouver toujours évanoui.

 Quelqu’un toqua à la porte. Réticente à quitter le lit, Selya se leva tout de même pour ouvrir. Un novice de Solnyx se trouvait derrière le battant en bois. Il s’inclina.

  — L’Elin demande à voir l’historien Eschdreed, dit-il posément. Il attend dans son bureau.

 — Et bien tu diras à l’Elin qu’Etherwin ne bougera pas de son lit tant qu’il n’aura pas mangé et repris des forces, répliqua l’ancienne Lynx, acerbe. Elle claqua la porte.

 — Non mais, pour qui se prend-il donc ? Il te plonge dans l’inconscience pendant toute une neuvaine et il ose envoyer quelqu’un te chercher alors que ça ne fait pas cinq minutes que tu es réveillé, c’est… Etherwin ? Que fais-tu ?

 Périlleusement, son mari était en train de sortir du lit et de s’habiller.

 — Aide-moi tu veux, je ne tiens pas à faire attendre l’Elin.

 — Te moquerais-tu de moi ? éclata la jeune femme. Tu ne vas quand même pas y aller dans ton état ? Je te l’interdis !

  — Tu n’as pas à m’interdire quoi que ce soit, Selya. Je suis libre de mes décisions.

 Son ton était froid, et son visage émacié fermé. Il ne s’était pas arrêté pour répondre et enfilait à présent ses chausses. Son épouse l’observait, bouche bée, alors qu’il se levait chancelant et se dirigeait vers la porte en se tenant au mur.

 — Oh je vois, Monseigneur l’Elin appelle et tu accours ! s’emporta-t-elle. Va alors, petit toutou à son maître. Cependant, n’oublie pas que c’est moi qui t’es veillé, moi qui t’es mouillé les lèvres pour t’apporter un peu d’eau, moi qui ai supporté toutes ses nuits de veille et cette incertitude !

 Etherwin ne répondit pas, ne la regarda même pas. Il sorti simplement, comme si elle n’était pas là. Selya s’assit sur le lit, désemparée et furieuse. Les larmes revenaient, mais elle les chassa d’un revers rageur de la main.

 — Quelle ingratitude !

 Accompagné du novice, Etherwin se dirigea péniblement vers le bureau de l’Elin. Le trajet fut lent et laborieux. Plusieurs fois le trentenaire se sentit nauséeux et sa tête lui tournait en permanence. Ses jambes le lâchèrent à de multiples reprises, mais le garçon fidèle à Solnyx le rattrapait et le soutenait. Etherwin ne faillit toutefois pas. Il était décidé à atteindre le plus rapidement possible sa destination, car il ressentait l’étrange besoin de ne pas faire patienter l’Elin. Dans sa hâte, il ne se demanda même pas comment ce dernier avait pu savoir qu’il s’était réveillé.

 Enfin, après un temps qui lui parut interminable, Etherwin et le novice arrivèrent devant la haute porte. Le garçon toqua, l’ouvrit après quelques secondes et prévint son supérieur que l’homme d’histoire était là. Il se recula ensuite pour le laisser entrer et s’éclipsa en refermant la porte. L’Elin reposa sa plume et se leva de sa chaise. Dès qu’il l’aperçut, et sans savoir pourquoi, Etherwin se mit à genou, tête baissée. De la crainte respectueuse que le chef de l’Ordre de Solnyx lui inspirait, il était passé à une profonde et inexplicable vénération. Et à une grande peur.

 — Etherwin ? demanda l’Elin. Que faites-vous donc ? Relevez-vous voyons.

 Doucement, et manquant retomber, le trentenaire se releva et alla s’asseoir lourdement devant le bureau. Ses jambes tremblaient. L’Elin se réinstalla et ne sembla pas se préoccuper de l’état de santé de son interlocuteur.

 — Je suis content de vous revoir conscient, mon cher, commença-t-il, pressé d’aller droit au but, et la cérémonie s’étant bien déroulée, je peux à présent mieux vous expliquer la tâche que je vous ai confiée.

  L’historien se demandait comment une cérémonie qui s’est bien déroulée pouvait plonger quelqu’un dans l’inconscience pendant une neuvaine, mais n’osa pas interrompre son employeur.

  — Que savez-vous du Dragon ?

 — Le dragon ? répondit Etherwin après quelques secondes, c’est le symbole de Belall, une créature fourbe et insidieuse qui se montre destructrice lorsqu’elle dévoile sa vraie nature. —

  Certes. Mais savez-vous pourquoi Belall est représenté ainsi ?

 — J’avoue que je me le suis déjà demandé. Rerteim est symbolisé par un épi de blé, Kohr par une épée et un bouclier, cela concorde avec leurs attributs. Mais un dragon ? Une bête qui n’existe pas hormis dans le Livre des Vérités et les contes pour enfants, je ne comprends pas.

 — C’est parce que vous vous trompez sur un point, un dragon a bel et bien existé.

 Ouvrant de grands yeux, Etherwin fixa l’Elin, perplexe. Il ne semblait pourtant pas se moquer de lui.

 — Ce n’est pas par hasard si notre calendrier commence il y a un peu plus de treize cents ans, poursuivit le religieux. Malgré votre croyance des dieux plutôt… limitée, en tant qu’homme d’histoire, vous ne devez pas ignorer que le Livre des Vérités a été écrit par un groupe d’homme touchés par la main des dieux à cette époque-là.

 Etherwin ne voyait pas où l’Elin voulait en venir. Cela l’intriguait cependant et il se pencha en avant vers le bureau, attentif, toute fatigue chassée par sa curiosité.

 — C’est à partir de ce moment que la parole des dieux fut répandue et écoutée par tous et que les Ordres furent fondés. En réalité, cela aurait pu survenir bien plus tôt, si les prophètes n’avaient pas été persécuté pas les adorateurs du Dragon. C’était une créature gigantesque et fourbe aux pouvoirs immenses qui refusait la présence d’autres divinités qu’elle-même. Heureusement pour nous et la civilisation qui en découla, nos aïeuls parvinrent à s’en débarrasser.

 — J’ignorais cela, en effet, fit Etherwin alors que l’Elin s’était tu le temps de se remplir un verre d’eau.

 Il n’en proposa pas à l’historien, mais c’est à peine si ce dernier s’en aperçut.

 — Toutefois, je ne comprends pas mon implication.

 — J’y viens, répliqua le religieux. Le Dragon était puissant. Pas assez pour vaincre ses adversaires, mais suffisamment pour ne pas se faire détruire. Nos ancêtres n’ont pas réussi à le tuer et l’ont seulement plongé dans un profond sommeil. Or, les Elins des différents ordres ont toutes les raisons de penser qu’un jour ou l’autre il finira par se réveiller. Il est de notre devoir de prévenir son retour. Nous avons aujourd’hui les moyens de l’anéantir pour de bon. Malheureusement, nous ignorons où se trouvent ses restes.

 — Je suppose que c’est la que j’entre en scène ? intervint Etherwin.

 — Exact. Voilà trois livres, expliqua l’Elin en posant la main sur les ouvrages. Ce sont les seuls écrits en notre possession qui sont susceptibles de contenir les informations qui nous manquent. L’un est le journal de Valor Mel’vyl, le deuxième ressemble à une compilation de textes et j’ignore ce que renferme le dernier. C’est à vous de traduire tout cela et de nous conduire au Dragon.

 L’Elin se leva et se dirigea vers la porte.

 — Maintenant, excusez-moi, mais je ne peux malheureusement vous accordez plus de temps.

 — Oui, bien sûr.

 Etherwin quitta son siège et s’empara des trois livres. Sa fatigue était toujours bien présente, malgré son excitation, mais il se sentait néanmoins capable de rejoindre ses appartements. Malgré son envie pressente de découvrir les secrets dissimulés dans les ouvrages et d’en informer l’Elin, il savait bien qu’il devait se reposer et manger quelque chose s’il ne voulait pas tomber d’épuisement.

 — Je compte sur vous pour ne pas traîner, insista le religieux en regardant Etherwin sortir de la pièce. Nous ignorons quand le Dragon va se réveiller. Cela peut arriver dans mille ans comme demain. Et je suppose que je n’ai pas besoin de vous rappeler le silence absolu sur ce sujet, même vis-à-vis de votre femme.

 — Non bien sûr. Et je vais faire de mon mieux. J’ai juste une dernière question.

 L’Elin lui fit signe de poursuivre.

 — Voilà, qu’adviendra-t-il si le Dragon renaît ?

 — Ça mon cher, ni vous ni moi n’avons envie de le savoir. Et si cela advenait, que les dieux nous gardent.

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