Chapitre 20
El’Benteli, cité frontalière, se dressait devant eux, indiquant sans conteste leur arrivée dans le Mycher. Ses murs ocre s’élevaient dans le ciel gris. La moitié de l’automne s’était déjà écoulée et le temps pluvieux omniprésent, même dans les terres plus chaudes du sud, déprimait jusqu’aux plus optimistes.
Drya rajusta sa capuche. Autant Hemrik ne risquait que quelques regards suspicieux, autant elle, si un Wonchu remarquait ses traits halés et sa chevelure bouclée brun foncé, attirerait les ennuis. La guerrière n’était jamais venue dans le Mycher et ignorait donc comment le peuple aux yeux bridés considérait les natifs. Avec un peu de chance, ils vivaient libres, mais soumis, ce qui lui permettrait de se déplacer sans trop attirer l’attention. Au pire, tous les basanés étaient considérés comme moins que rien, voire tous esclaves, ce qui compliquerait la recherche d’informations sur son passé. Elle serra les dents et marmonna une petite prière à Vlatia, déesse de la vérité et épouse de Morter, qu’elle lui permette de retrouver son passé avant de mourir.
Depuis qu’ils avaient quitté le Témoin, Hemrik n’avait pas beaucoup parlé et il lui jetait souvent des regards à la dérobée. Quelque chose le turlupinait, Drya le sentait, mais elle ne l’interrogea pas. S’il voulait en discuter avec elle, il le ferait. Elle n’avait aucune raison de le forcer.
Plus ils approchaient d’El’Benteli, plus l’ambiance de la ville parvenait jusqu’à eux. Autrefois important centre marchand, porte entre le Mycher et les multiples royaumes du centre du continent, sa grandeur avait périclité depuis l’invasion wonchii. Peu de commerçants s’engageaient vers le nord à partir de la cité, et peu y descendaient.
L’après-midi était déjà bien entamé quand les deux voyageurs passèrent les portes. Les gardes leur jetèrent un regard, mais ne les arrêtèrent pas. Les hautes maisons et les ruelles étroites, typiques du sud, se suivaient, toutes semblables. Des draps séchaient dans la bise, des éclats de voix sortaient parfois des habitations, de même que les senteurs épicées des repas en préparations. Quelques enfants couraient et jouaient dans les rues, pataugeant dans les flaques d’eau. Des passants, tant Wonchi que natifs, les observèrent, curieux de la présence d’étrangers. En cette fin de journée, quelques échoppes étaient encore ouvertes. Drya envoya Hemrik vendre les objets que Louve avait prit à ses victimes. Elle le savait toujours furieux envers la tueuse, et encaissait sa colère à sa place. La jeune femme aurait voulu être assez forte pour empêcher sa némésis de nuire.
— C’est pas demain la veille, ma jolie !
Les prises de contrôle de Louve semblaient se rapprocher, et elles duraient de plus en plus longtemps. Elle ne pouvait le nier, il lui fallait se dépêcher de la détruire. Si Erik avait toujours été présent à ses côtés, elle aurait pu se reposer sur lui. Mais il était mort, même si parfois elle s’étonnait encore de ne pas le voir à ses côtés au réveil. Hemrik avait réalisé d’énormes progrès et pouvait maintenant se considérer comme un combattant correct, malgré sa faible expérience, il était cependant loin de pouvoir rivaliser avec Louve. Elle ne pouvait compter sur lui pour la tuer d’un point de vue technique, et refusait de toute manière à le contraindre à pareil acte.
Elle en était là de ses réflexions lorsque l’Erdreliens revint de sa vente.
— J’en ai profité pour demander au marchand comment ça se passait entre Wonchi et Mychérien. Dans l’ensemble, tant qu’on ne fait pas de vague, la garde ne devrait pas nous interpeller, les deux peuples vivent en équilibre précaire. Il m’a aussi conseillé une petite auberge pas loin d’ici qui possède une écurie.
Drya acquiesça et lui emboita le pas après qu’il fut remonté en selle. Un repas correct et une bonne nuit de sommeil leur ferait du bien avant de se lancer à la poursuite de son passé.
— Un regard vairon ?
L’homme cracha à terre.
— Seuls les démons d’Elgrak possèdent des yeux pareils ! Prenez garde ma p’tite dame, vous allez les attirer à chercher ça.
Drya soupira en remerciant le marchand. Elle sortit de l’échoppe désemparée. Le soleil était au zénith, la matinée s’était écoulée sans qu’elle n’entende d’autre refrain que celui-là. Comme les jours précédents…
L’astre était enfin visible après les longues journées de pluie et ses rayons se réfléchissaient douloureusement dans les gouttelettes et les flaques d’eau. La jeune femme plissa les paupières après la pénombre de l’intérieur. Son œil droit la chatouilla. Elle le gardait toujours bien à l’abri derrière une étoffe, mais cela ne serait bientôt plus nécessaire.
À cette heure, le quartier commerçant était telle une gigantesque fourmilière. Des hommes et femmes achetaient la nourriture, suivis par leurs enfants. Chacun y allait de son marchandage, certains plus habiles, d’autres presque violents. Des gosses vêtus de haillon profitaient de la cohue ambiante pour chaparder quelques fruits. Ils disparaissent en riant entre les jambes des adultes sous les exclamations furieuses des vendeurs.
Drya s’élança à travers la foule, ignorant les appellations pour les plus juteuses oranges du Mycher ou pour les splendides étoffes d’El’Benteli. Le parfum des aliments – fruits confis, viande rôties et épices – l’envoutait. Son ventre protesta. Il était l’heure de rejoindre Hemrik à l’auberge, en espérant qu’il ait eu plus de chance qu’elle.
Hemrik jeta un coup d’oeil interrogatif à sa compagne de route qui s’asseyait.
— Rien de rien, maugréa-t-elle. Et je suppose que toi non plus ?
Hemrik hocha la tête, négatif.
— Il fallait s’y attendre, non ? C’aurait été trop simple de trouver quelqu’un qui te connait dans la première ville qu’on fouille. Et cela fait seulement quelques jours qu’on cherche…
— Mouais… Mais mes premiers souvenirs ont lieu dans la forêt du Témoin, je ne devais pas venir de très loin. Quelqu’un d’ici doit bien m’avoir déjà rencontrée !
— Tu oublies que cinq ans se sont écoulés depuis…
— Il est très encourageant ce gamin, fit Louve avec un rire jaune.
Le silence s’installa à leur table, entrecoupé par le tavernier leur amenant à boire et à manger. L’auberge était à moitié pleine, mais les rires résonnaient avec force, et ce malgré la présence d’un groupe de soldats Wonchi. Leur repas se déroula sans bruit, ni l’un ni l’autre n’avait grand-chose à dire. Toutefois, Hemrik lançait à nouveau des regards sur sa compagne de route, toujours partagé entre l’envie de demander et la peur de savoir. La jeune femme n’y prêtait pas garde et se laissait aller à ses pensées.
— Alors gamin, grinça-t-elle, tu vas finir par avouer ce qui te tracasse ? Ou tu vas continuer tes œillades stupides ?
Drya porta les mains à sa bouche, confuse, alors qu’Hemrik la fixait, bouche bée, sa fourchette suspendue en l’air.
— Je suis désolée, Louve a profité de mon inattention pour me voler ma voix.
— Ce n’est pas très rassurant ce que tu dis là… Si elle peut faire ça, que peut-elle s’approprier d’autre ?
Hemrick posa ses couverts et s’appuya contre le dossier, bras croisés.
— Enfin, ici elle n’a pas tord, c’est inutile de continuer ainsi plus longtemps, soupira-t-il. Quelque chose me perturbe depuis notre passage chez Tenaig.
Intriguée, Drya se pencha en avant, à l’écoute.
— Quand il a parlé des âmes et des multiples vies qu’elles pouvaient avoir, du fait que… cette énergie que nous sommes ne meurt pas, j’ai compris que jamais je ne reverrai ma sœur. Elle n’est pas morte, elle est quelque part, bien vivante dans un autre corps, tout comme père d’ailleurs. Jamais nous ne nous retrouverons dans l’Eleawem. Je me console en me disant qu’elle vit une nouvelle vie, qu’elle peut à nouveau être heureuse, sans les souvenirs de tout ce qu’elle a enduré à Ragorna. Toutefois…
L’Erdrelien inspira profondément et planta un regard décidé dans celui de Drya.
— Toutefois, je ne crois pas qu’elle en soit arrivée là. Le Témoin a affirmé que tu gardais en toi des milliers d’âmes, que tu les utilisais pour guérir. Alors je dois en être sûr. J’ai besoin de savoir. Est-ce que ma sœur est en toi ?
— Oui.
Hemrik frissonna. Sa compagne avait répondu du tac au tac, sincère. Elle semblait aussi bouleversée que lui.
— Je l’ai vue, une fois. De même que mon mari, et d’autres anciens compagnons. Toutes les personnes qui sont mortes de ma main ou qui ont perdu la vie proche de moi. Des animaux aussi, beaucoup de chevaux. Des illusions qui m’assaillaient, au village des pêcheurs. Je ne sais pas comment ces âmes ont atterri en moi, ni si elles vont reprendre le cycle de réincarnations à ma mort. Ce sont des questions auxquelles j’aimerais trouver une réponse.
Drya posa sa main sur celle d’Hemrik.
— Mais s’il n’y a qu’ainsi que ton âme peut trouver la paix, je réussirais à rendre à Maïly une vie.
L’après-midi se déroula sans plus de réponses. Un dernier marché nocturne pouvait leur fournir une piste, Hemrik et Drya y allèrent donc ensemble. S’ils n’y dégotaient aucune indication, El’Benteli n’aurait plus rien à leur apprendre.
Le soleil colorait les rues d’orange lorsque les deux compagnons s’arrêtèrent à l’échoppe d’un sculpteur. Alors que la jeune femme approchait le vendeur, Hemrik s’attarda sur les divers objets de l’étal. Ustensiles de cuisine, pots et bassinets côtoyaient de petites sculptures décoratives, le tout modelé dans du bois. L’Erdrelien s’empara d’un gobelet et le fit tourner dans ses mains. C’était un ouvrage de bonne facture, les coups des outils se discernaient à peine, et seulement grâce à son œil exercé des heures durant dans l’atelier de son père. Le contact lisse du bois le plongea dans des années révolues. Dans une vie achevée trop tôt.
Des exclamations retentirent. Il fronça les sourcils et redéposa le gobelet pour découvrir Drya dans une situation pour le moins singulière. Le marchant, effrayé, se tenait immobile face à elle. Une lame posée sur sa gorge. La jeune femme avait les traits tendus, elle luttait contre une force invisible. D’une main elle menaçait l’homme, de l’autre elle retenait son bras armé.
— Drya ! s’écria Hemrik. Qu’est-ce que tu fais ?
La guerrière ne répondit pas, trop concentrée. Son compagnon tendait la main vers elle lorsqu’un mouvement dans la foule l’interpella. Deux gardes s’approchaient, sabres sortis de leurs fourreaux. Hemrik n’hésita plus, il empoigna Drya par le bras et l’emporta à sa suite dans la direction opposée.
Se frayer un chemin parmi les badauds était une rude épreuve. Hemrik grinça des dents en bousculant une énième personne. Pas le temps de faire attention, il leur fallait avancer. À sa suite, Drya semblait déboussolée. Elle courrait d’instinct, évitant les obstacles sans y réfléchir. L’Erdrelien avait une petite idée sur ce qui s’était passé, et cela ne lui plaisait pas. Mais alors là pas du tout.
Il tenta un coup d’œil en arrière. Les Wonchi gagnaient du terrain. Les visages défilaient autour d’eux, surpris, voire apeurés. Un homme se dressa soudain devant eux, leur bloquant le passage de son imposante masse. Hemrik ne raisonna pas. Un obstacle se dressait devant lui et il devait l’abattre. C’était tout ce qu’il avait à savoir. Malgré la différence de carrure, il avait l’élan pour lui. D’un saut puissant, il lança son poing vers le visage du mychérien. Tout alla trop vite, l’homme ne put l’éviter. Son nez s’écrasa sous la force du coup. Hemrik sentit la cassure sous ses doigts et le choc remonter le long de son bras. Du sang gicla. L’obstacle tomba à la renverse, mais les deux fuyards l’avaient déjà dépassé.
Sa main l’élançait, mais Hemrik l’ignorait. Seules ses jambes importaient. Ils obliquèrent dans une ruelle moins fréquentée. Ils purent accélérer, mais les Wonchi aussi, et ils étaient rapides. À cette vitesse, les gardes allaient les rattraper, ils devaient les semer, et vite.
Hemrik guidait toujours, Drya sur ses talons. Elle semblait reprendre des couleurs, et paraissait surtout elle-même. Le jeune homme soupira, enfin une bonne nouvelle. Elle était en état de se battre sans que tout dégénère en cas de besoin. Lui par contre n’était pas sûr de briller en combat singulier, mieux valait continuer à fuir.
Les ruelles s’enchaînaient, de moins en moins peuplées, de plus en plus dégradées. Ils s’élançaient à corps perdus dans les bas-quartiers. Au détour d’une venelle, ils pilèrent net. Cul-de-sac. Le temps de se retourner et les Wonchi leur barraient le passage. Ils reculèrent, dos au mur. Sans aucun moyen de l’escalader, ils étaient pris au piège, obligés de se battre. Une sueur froide coula dans la nuque et le long des tempes de l’Erdrelien. Les sabres tourbillonnaient dans les mains des gardes, sifflant dans l’air. Ces hommes étaient d’une toute autre trempe que les Protecteurs, et rien ne garantissait qu’il serait de taille à les affronter. Inspirant avec intensité, il posa la paume sur le pommeau de son épée, imité par Drya. Son regard était résolu, mais Hemrik reconnut l’étincelle de doute qui la caractérisait. Il s’était trompé, elle n’était pas dans son état normal. Sa main tremblait. Elle avait peur et ne parvenait plus à le masquer. Sa détermination s’étiolait.
Une flèche se fracassa sur le pavé, stoppant les soldats dans leur élan. Quelque chose cogna l’épaule d’Hemrik. Il sursauta. Une corde ?
— Montez !
Une seule injonction suffit pour qu’ils se précipitent. Drya fut plus rapide, elle grimpait sans difficultés, son épaule guérie depuis longtemps. Hemrik fut surpris par sa hâte, elle était plutôt du genre à le protéger avant de se mettre en lieu sûr. Pas le temps d’y songer néanmoins. Un deuxième projectile siffla dans l’air lorsque l’Erdrelien commença son ascension.
— Regarde vers le haut. Pas en bas. Pas en bas. Pas en bas…
Jamais maison ne lui avait semblé si haute. La corde était rêche contre ses paumes. Désagréable. Il se concentrait sur ces sensations, ses mains qui brûlaient, ses muscles tendus, sa respiration saccadée. Un instant d’inattention et sa résolution se briserait. Le sol attirerait son regard et s’en serait fini, la peur paralyserait son corps.
Enfin, après un temps qui sembla infini, un bras secourable apparut devant lui. Il l’aida à se hisser sur le toit où l’Erdrelien s’affala. La course n’avait pas été si rude, mais la montée et sa phobie avait sapé toute son énergie.
Après quelques secondes, Hemrik s’éloigna du bord et se releva. Il repéra Drya, mais elle détourna les yeux. Au moment où il voulu lui demander des comptes, un des deux Mychériens qui l’entouraient leur signifia qu’il fallait partir.
— Ma maison n’est pas loin, ajouta le plus jeune qui finissait de rouler la corde, suivez-moi.
Le trajet jusqu’à sa demeure dura une éternité pour Hemrik et fut un des pires calvaires qui lui fut donné de vivre. Pour éviter la rencontre avec les patrouilles wonchii, le petit groupe emprunta un itinéraire aérien de toit en toit. Les ombres allongées par le soleil couchant perturbaient les distances. Il escalada les pignons, traversa le vide des rues sur d’étroites passerelles et parcourut des corniches plus réduites encore. L’Erdrelien tremblait. La sueur coulait dans ses yeux, troublant sa vision. Il craignait à tout instant que ses muscles ne le lâchent et qu’il se fracasse plusieurs toises plus bas. Ses pupilles sans cesse attirées vers le pavé, il suivait les autres l’esprit occupé par une unique pensée : avancer. Sa concentration était-elle qu’il entendit à peine la réponse des Mychériens lorsque Drya leur demanda pourquoi ils les avaient secourus. Il comprit juste qu’ils étaient des résistants et qu’il était de leur devoir de sauver leur sœur en détresse.
Un immense soulagement envahit le jeune homme lorsqu’ils parvinrent à destination. Le propriétaire des lieux, Alam, les installa dans une pièce faisant office à la fois de salle-à-manger et de chambre. La table centrale avait un pied bancal, les coussins et les nattes étaient mités, mais au moins la sécurité régnait. Des rires d’enfants éclatèrent dans le couloir, sans doute heureux de revoir leur père.
Hemrik se tourna vers le second sauveur, Lyume, pour le remercier de leur aide et de l’accueil. L’intéressé passa sa main calleuse dans ses cheveux poivre et sel.
— Ne remercie pas, on l’aurait fait pour n’importe quel Mychérien. Tu n’es ici que parce que tu accompagnes une sœur.
Des éclats de voix retentirent soudain.
— En parlant de femme, reprit Lyume, voilà ma belle-sœur qui arrive… Bon courage avec ce démon !
Sur ces mots, le Mychérien s’éclipsa sur la terrasse. Drya et Hemrik fixèrent l’encadrement de porte où une petite femme rondouillette les observait, furieuse. Sous ce regard incendiaire, Hemrik sentit la honte lui monter aux joues.
— Olyama, calme-toi ! soupira Alam dans son dos, je ne pouvais pas les laisser sans rien faire…
— Ne dis pas un mot de plus, fit-elle d’une voix glaciale, trahissant le feu de ses yeux. Ton frère t’embobine depuis trop longtemps dans cette résistance. J’ai fermé les yeux tant que tu ne prenais pas trop de risques, mais là ! Ramener dans ma maison des criminels !
— En tant que natifs, nous devons nous serrer les coudes, expliqua son mari.
Il tentait encore de se justifier, mais avait déjà perdu la bataille des mots.
— J’ignorai qu’il existait des natifs blonds, persifla Olyama.
Elle n’attendait pas de réplique et continua sur sa lancée :
— Et toi, femme, as-tu perdu ton œil en combattant les Wonchi au moins ?
— Je l’ai perdu à la guerre en Erdrel, de l’autre côté de la forêt d’Heell.
Hemrik grimaça.
— Maudite soit ta sincérité, Drya !
Olyama eut un reniflement de mépris et se retourna vers son époux.
— Tu vois ? Tu risques la vie de ta famille pour quelqu’un qui ne se bat même pas pour son peuple. Je veux qu’ils partent. Maintenant.
— Alors tu les condamnes ! C’est bientôt le couvre-feu, et ils doivent toujours être recherchés. Autorise-les au moins à passer une nuit ici.
Alam avait joint les mains et fixait sa femme avec supplication. Hemrik eut pitié de lui. Comment pouvait-on se laisser marcher dessus ainsi ?
— Que Kohr me protège du mariage si c’est pour finir ainsi !
Drya quant à elle attendait le verdict, impassible. La maîtresse de maison se mordilla l’index et réfléchit quelques secondes.
— Bien, lâcha-t-elle enfin. Une nuit. Je ne veux plus les voir à l’aube.
Alam s’inclina pour la remercier. Elle l’ignora et repartit dans le couloir. La tension redescendit d’un coup dans la pièce. Leur hôte s’installa sur un coussin face aux deux compagnons de voyage.
— Excusez-là, elle a son caractère et s’inquiète pour moi. En vérité, il m’importe peu que vous soyez mychériens ou que vous combattiez ou non les Wonchi. L’Empire nous a trop pris, je ne pouvais pas le laisser prendre deux vies sous mes yeux.
— Et nous ne vous remercierons jamais assez pour ça, répondit Hemrik, Drya gardant le silence. Vous prenez néanmoins le risque d’héberger des criminels, ce n’est pas prudent.
— Certes, mais si vous étiez criminels, vous ne me le feriez pas remarquer.
Alam eut un sourire triste en se relevant.
— J’ai réussi à vous obtenir une nuit sous mon toit, mais je crains ne rien pouvoir vous fournir comme nourriture. Les temps sont durs, Olyama refuserait. Dormez, l’aube arrivera plus vite.
Une fois Alam sorti, un silence pesant tomba sur la pièce. Seuls quelques chants d’oiseaux crépusculaires le troublaient. Drya fixait le sol, l’œil perdu dans le vague, immobile. Tout en l’observant, l’Erdrelien sentit la colère monter en lui telle une crue dévastatrice. À cause d’elle, ils avaient manqués se faire capturer, voire tuer, il avait dû subir sa peur du vide une éternité, et maintenant ils se retrouvaient recherchés et affamés. Seule la chance leur permettrait de récupérer leurs chevaux à l’auberge et de sortir d’El’Benteli.
— Qui dois-je remercier pour cette situation ? finit-il par demander à sa compagne, la voix tremblante d’irritation. Drya ou Louve ?
— Le marchand tentait de m’arnaquer avec de fausses informations, s’expliqua la guerrière sans bouger d’un pouce. Louve s’est interposée en s’emparant de mon bras. Sois déjà content que je l’aie empêchée de le tuer.
— Content ? Tu ris ? Louve est de plus en plus présente ! Au village des pêcheurs, chez le Témoin, et maintenant elle peut prendre possession de tes membres alors que tu as le contrôle ! Je ne suis pas content, je suis furieux, et effrayé. Tu devrais l’être aussi. Le devoir t’incombe de la canaliser, de la garder enchaînée. Au lieu de ça, elle agit comme bon lui semble !
Drya se redressa vivement, les traits crispés.
— Comment oses-tu ? siffla-t-elle. Tu ne sais rien de ce que je vis. Rien de cette concentration constante, de la crainte omniprésente, de se savoir étrangère à son propre corps, de devoir vivre avec cette malveillance jour après jour. Tu ne connais pas la peur de s’endormir et de ne pas être soi au réveil. C’est facile à dire : « garde-la enchaînée ! ». Tu ignores tout de sa puissance, ton esprit aurait disparu dans les limbes depuis bien longtemps à ma place !
Drya s’était levée pour crier ses derniers mots. Elle frissonnait, les points serrés. Louve tourbillonnait en elle, se délectant de sa rancœur et accentuant son trouble. Hemrik se mit debout à son tour. Il la dépassait d’une demi-tête, et si ce fait n’avait jamais dérangé la jeune femme, il était ici intolérable.
— Non, en effet, j’ignore tout ça. Mais tu as une responsabilité, et tu ne peux t’en défaire. Aucune excuse ne fera revivre ceux que Louve a tués. Tu te dois de défendre le monde de sa présence.
La guerrière ne sut quoi répliquer, et son compagnon ne lui en laissa pas le temps. Il s’allongea sur une natte le dos tourné vers elle, concluant l’altercation.
Une sensation froide et tranchante sur sa gorge. Drya se réveilla sur le champ, mais ne put esquisser un seul geste. Le sabre du garde wonchii état si effilé que le simple fait de déglutir l’aurait coupée.
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