Chapitre 4
Le bruit des talons claquant sur le sol de pierre résonnaient contre les hauts murs de la pièce, entre les colonnes et les bibliothèques remplies de livres et autres parchemins. La lumière entrait à flot par les verrières. La matinée était déjà bien entamée.
Etherwin Eschdreed, la tête posée sur la table, protégeait ses yeux de la luminosité avec ses bras. Il grommela lorsqu’il entendit le bruit s’approcher.
- Pourvu que ce ne soit pas l’Elin… songea-t-il en émergeant du sommeil.
Il sortait d’un rêve assez agréable et n’avait pas envie de retourner dans le monde des réveillés, là où, pour la première fois de sa vie, il connaissait un échec cuisant.
Des mains fines et douces attrapèrent ses épaules et une suave odeur de citronnelle arriva jusqu’à ses narines. Il sourit à la perception du parfum. Les doigts glissèrent sur son dos, vifs et agréables, et caressèrent la peau à travers la mince couche de tissu de sa tunique. L’historien grogna de plaisir et bomba sa colonne. La pression devint plus forte, plus insistante, malaxant ces muscles endoloris. Il se redressa lorsque le massage commença à devenir douloureux et cligna de ses yeux ensommeillés.
- Il faudra bien qu’à un moment tu te laisses faire, que je soulage tous tes muscles emmêlés à force de dormir assis sur cette chaise, murmura la jeune femme avant de l’embrasser. Qu’as-tu donc trouvé pour encore passer la nuit dans cette bibliothèque ? Le lit est froid sans toi tu sais…
Etherwin soupira en s’étirant. Il observa son épouse qui le fixait de ses grands yeux noisette, son joli visage encadré par ses longs et lisses cheveux châtain. Elle n’avait jamais été belle, en tout cas pas dans le sens d’une belle femme, élégante en toutes circonstances, aux traits de déesse, à faire tourner la tête de tous les hommes qui la rencontraient. Petite, elle était plutôt mignonne, le genre de personne à qui on a envie de prendre la main. D’aimer tout simplement. Il ne fallait cependant pas se laisser avoir par son physique enfantin, car elle cachait derrière une grande force de caractère.
- Si seulement j’avais découvert quelque chose d’intéressant… finit-il par répondre, mais non, rien, je n’ai pas la moindre petite piste sur cette fichue relique ! À croire qu’elle n’a même jamais existé…
- Ne dit pas de bêtises, l’Elin ne te paye pas pour chercher une chimère, le reprit Selya. Cette bibliothèque est immense, tu n’as pas encore dû trouver les ouvrages intéressants, continua-t-elle en ouvrant les bras, désignant par de amples gestes les murs recouverts de livres.
- Quels ouvrages intéressant ? explosa l’historien. Cela fait trois neuvaines que je me casse la tête et m’abîme les yeux ici nuit et jour sans rien trouver de concluant, pas même un petit indice, pas la moindre piste, rien !
Les traits de Selya se durcirent à l’instant et Etherwin regretta aussitôt sa colère. Elle n’y était pour rien dans cette histoire. Elle était dans cette tour uniquement parce que lui y était. C’était lui que l’Elin était venu trouver pour réaliser ses recherches. Lui, le grand historien se vantant d’avoir traduit des écris vieux de plusieurs siècles, d’avoir découvert des tombes et des ruines de bâtiments millénaires, et ce avec les Ordres qui venaient tout le temps lui mettre des bâtons dans les roues, l’accusant sans cesse de blasphèmes.
Et maintenant c’étaient les Ordres eux-mêmes qui faisaient appel à lui, et il n’était pas capable de leur montrer sa valeur.
Il pensa à la vie que sa femme menait avant de le rencontrer, cette vie sauvage dans la forêt, au milieu de son peuple. Une vie simple. Il se demanda aussi, encore une fois et avec chagrin, si elle ne regrettait pas de l’avoir épousé et d’avoir quitté sa vie de Lynx. Il ne lui avait offert qu’une existence insipide en comparaison, à l’attendre pendant qu’il avait le nez plongé dans de vieux bouquins poussiéreux.
- Sottises ! songea-t-il. Si elle ne voulait plus être à tes côtés, cela ferait longtemps qu’elle aurait disparu dans la nuit. Excuse-moi, continua-t-il tout haut, je n’ai pas à me fâcher sur toi alors que tu t’inquiètes pour moi… Mais si seulement l’Elin pouvait me fournir plus d’indications sur ce que je cherche ! « Une relique vieille de plusieurs millénaires ayant disparu sans laisser de traces il y a treize siècles, avant l’ère des dieux. » Je vais aller loin avec aussi peu d’informations…
- Il ne t’a toujours rien appris de plus ?
- Pas tant que je ne me fais pas baptiser, non, il a été bien clair là-dessus. Je suppose qu’il attend que je trouve un début de piste avant de me remercier et de finir lui-même.
- Et tu ne changeras pas d’avis ?
- Le baptême est un acte de foi. Je ne peux le faire en y étant obligé.
- Je comprends.
Selya s’était rapprochée et tenait à présent les mains de son mari.
- Il n’y a pas de raison de désespérer, Etherwin. Tu es quelqu’un d’intelligent, un très bon historien, et tu ne baisses jamais les bras. Cette quête est plus difficile que les précédentes, c’est tout, mais elle n’est pas insurmontable. Viens maintenant, tu as besoin de te changer les idées.
Les couloirs de pierre défilaient, les escaliers se succédaient, et ils les emmenaient de plus en plus haut dans la tour. Etherwin ignorait ce que Selya voulait lui montrer, et elle avait refusé de lui dire, lui rappelant juste qu’il avait été si absorbé par ses recherches qu’il n’avait même pas pris le temps de visiter le lieu qui les hébergeait.
- J’ai pu me promener dans une bonne partie du bâtiment, lui apprit-elle, en tout cas partout où une profane pouvait aller. Même s’il y a beaucoup de vitraux et de décorations, l’endroit est austère. La seule pièce que j’ai trouvée digne d’intérêt est celle tout en haut.
Elle avait rit en voyant sa tête se décomposer, un rire cristallin, joyeux.
- Un peu d’exercice te fera du bien, petit rat de bibliothèque.
Alors il l’avait suivie du mieux qu’il pouvait. Son métier n’avait pas fait de lui quelqu’un de très endurant, et il avait du mal à tenir le rythme de l’énergique jeune femme qui le précédait.
Les deux époux avaient rapidement quitté les quartiers qui leur étaient assignés. Le dernier couloir qu’Etherwin connaissait, celui où se situait le bureau de l’Elin, avait disparu derrière eux depuis longtemps. Toutefois, la montée semblait loin de se terminer.
- Cette tour n’a donc pas de fin ? désespéra-t-il en se souvenant de leur arrivée en ces lieux.
Selya et lui étaient arrivés vers le milieu du mois de Solnyx, qui avait été chaud et pluvieux. Le trajet à cheval avait été long pour l’historien, plus habitué à s’asseoir sur une chaise que sur une selle. Il n’avait pourtant pris que trois jours, la tour n’étant pas très loin de la bourgade où les Eschdreed habitaient, Limper.
Autant sa jeune épouse ne semblait pas formalisée de la chevauchée, autant lui était cassé de partout. Etherwin n’avait jamais beaucoup aimé voyager, et encore moins dormir à la belle étoile alors que le sol était détrempé. La traversée de la forêt aurait pu se réaliser en charriot, mais il aurait alors fallu faire un détour de plusieurs lieues et perdre plusieurs jours. Cela n’avait donc pas été négociable.
Arrivé devant l’édifice néanmoins, Etherwin ne pensa plus à son corps courbaturé et à ses fesses endolories. La tour se dressait devant eux, immense. Son sommet se perdait dans le brouillard du début de soirée, imposante colonne de pierre dressée au cœur de la forêt, dominant même les plus hauts et vieux arbres. Elle n’était plus toute jeune. Le Limpais estima son âge, vu l’architecture, à cinq cents ans après l’Âge de Raison, soit environ neuf cents ans avant sa naissance. Les Ordres l’entretenaient néanmoins avec beaucoup d’ardeur, et des traces de rénovations se voyaient ça et là, le jeune mortier plus clair que le reste. Plus près, l’historien remarqua que les premiers étages étaient bien plus anciens que le haut de la tour. Les pierres étaient plus grossières, les fenêtres plus étroites et moins nombreuses. À sa grande surprise, cette portion de la tour devait dater d’avant l’avènement des huit dieux. C’était la première fois qu’il observait un bâtiment de plus de treize siècles en aussi bon état.
En passant les hautes portes de bois renforcé, Etherwin fut étonné de ne pas déboucher dans une cour intérieure, comme il était courant à cette époque. Il se promit à cet instant que dès qu’il aurait terminé ce pour quoi il était venu, il se pencherait sur l’histoire de ce lieu. Il n’avait pu cependant continué à admirer l’architecture, car un jeune novice les avait rapidement conduits au bureau de l’Elin, où il les attendait pour expliquer plus en détail sa demande à l’homme d’histoire. Détails qui en définitive n’avaient pas été très nombreux.
Depuis, l’historien travaillait dans la bibliothèque du quatrième étage et le mois de Solnyx s’était écoulé, remplacé par celui de Rerteim, dieu des moissons. La moitié de l’été était passée, et il devait faire une chaleur étouffante au dehors. À l’intérieur cependant, les épais murs de pierre gardaient une certaine fraîcheur à l’aube et au crépuscule, et une atmosphère presque glaciale la nuit. L’endroit ne déplaisait pas à Etherwin, mais il ne serait pas fâché de retrouver sa maison à Limper avant que l’automne ne soit trop avancé. Même avec un bon feu, les pièces étaient si larges et hautes qu’il devait être impossible de les chauffer correctement, alors que dans son salon, avec son petit feu de cheminée, la température devenait vite plus qu’agréable.
Selya le tira de ses souvenirs en lui indiquant qu’il était arrivé à destination. En effet, les escaliers se terminaient brusquement, remplacé par une trappe de bois. À eux deux, ils n’eurent aucun mal à la soulever pour pénétrer dans la pièce la plus haute de la tour. Ahanant, Etherwin découvrit la pièce et resta bouche bée devant le spectacle qui s’offrait à lui alors que sa femme refermait l’entrée derrière elle.
- Je me doutais de ta réaction, fit-elle, tout sourire, en lui entourant la taille d’un de ses bras et posant la tête sur son épaule. Toi qui connais le monde par les livres, j’étais certaine que tu apprécierais le voir de tes propres yeux.
La pièce, circulaire, était délimitée par de gigantesques verrières, interrompues par les colonnes qui soutenaient le plafond. Une splendide rose des vents s’étalaient sur ce dernier et, au centre de la pièce, un cadran solaire se dressait, indiquant l’heure quel que soit le moment de la journée.
Toutefois, le plus impressionnant n’était pas la pièce en elle-même, mais bien la vue qu’elle offrait. Le soleil était haut dans un ciel d’azur, sans qu’aucun nuage ne vienne troubler son règne, et le regard portait loin. La terre des vivants s’étalaient sous leurs yeux, sans autres limites que l’horizon. Etherwin s’approcha des vitres. Au pied de la tour s’étendait telle une mer de verdure la forêt du centre du continent, l’Ashen, terre natale de Selya. À l’est, après les arbres s’étendaient les prés et les champs, bordé par la chaîne montagneuse de l’Axis, bande grise à cette distance. Etherwin savait l’Heltique juste derrière, océan aux nombreuses richesses caché par les hautes montagnes.
Au nord, l’Ashen de ne se terminait pas aussi abruptement qu’aux autres points cardinaux. L’Helvyl était toujours la région la plus sauvage du continent, et les rivières, les lacs et les arbres s’alternaient avec de multiples reliefs rocheux, bien moins développés cependant que l’Axis. La neige recouvrait la terre nordique du mois de Morter, deuxième de l’automne, jusqu’à la fin de celui d’Orphéria, premier du printemps, voire plus longtemps encore tout au nord.
L’ouest offrait les bleus rayonnants et chatoyants sous le soleil du Lervique, un océan assez bien cartographié cette fois qui possédait de multiples îles. L’horizon ne se distinguait pas entre le bleu du ciel et celui de l’eau. Le sud, la partie la plus civilisée, sous l’occupation wonchii, offrait ses villes aux milles splendeurs. Elles étaient trop éloignées cependant pour les distinguer, et seules les frontalières, petits point dans le vaste paysage, se discernaient légèrement. Un nuage d’étourneau passa, virevoltant avec légèreté, dessinant un ballet aérien, petites formes noires découpées sur l’azur du ciel.
Etherwin voulut parler, remercier sa femme de l’avoir arraché à la bibliothèque qu’il n’avait que rarement quitté depuis son arrivée à la tour, mais, toujours bouleversé par la beauté du panorama, aucun mot ne vint. Il se dit que c’était sans doute mieux ainsi. Balbutier de vagues remerciements aurait rompu la magie du moment. L’historien passa donc son bras autour des épaules de Selya et la serra contre lui. Ils restèrent là longtemps, à contempler le monde.
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