Chapitre 6 (2/2)

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        Le monde s’arrêta de tourner pour Maïly. Comme dans un rêve, elle fit l’éclair de l’acier s’abattre sur le cou de la gamine. La tête vola dans l’air, entourée d’une couronne de cheveux noirs flottant, libres, tel un nuage, avant de tomber dans un bruit mat sur le tapis ocre et de rouler sur quelques pieds. Le sang jaillit tel un geyser du corps sans chef et éclaboussa les murs et les meubles alentours, même Louve, qui ne sembla pas s’en formaliser. La robe, sans la force dans les bras pour la retenir, glissa, dévoilant un petit corps dont les formes étaient loin de se dévoiler. Un corps qu’elle savait, malgré sa jeunesse, déjà impur.

        C’est alors que ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle se sentit partir en arrière au ralenti. Dans un réflexe, elle tendit le bras et se raccrocha au tissu recouvrant le bahut derrière elle. Il glissa et les objets posés dessus voltigèrent en tous sens, se fracassant contre le sol. La fillette finit sa course assise contre le meuble.

        Son regard était braqué sur celui de la tête de l’enfant. Ses yeux noirs sans éclats étaient deux puits sans fond dans lesquels elle se perdait.

        Elle la connaissait. C’était juste une gamine de plus arrachée à ses parents qui n’avaient pas eu les moyens de payer les impôts. Pour les gardes et le roi, juste un dédommagement pour la perte financière. Et un jouet de plus avec qui s’amuser.

        Mais pour elle, c’était la fillette d’un village si petit qu’il n’avait pas de nom, perdu au milieu des champs. C’était Heluyne, la gamine discrète aux cheveux noir comme de l’encre, fille de fermiers, arrivée il n’y avait pas un mois, et dont pas un mot ne sortait de la bouche. Son hurlement avait été la seule preuve qu’elle n’était pas muette.

        Heluyne. Elle avait travaillé quelques jours aux cuisines avec Maïly, avant de s’occuper du nettoyage des chambres des nobles. Elle se souvenait des soirs passés avec elle, à la serrer dans ses bras, comme elle le faisait avec toutes les nouvelles arrivantes. La différence avec les autres, c’était que, comme Maïly, elle n’avait jamais pleuré. Pas une seule goutte. Pour leur malheur à toutes les deux. Les gamines qui ne pleuraient pas étaient appréciées par les soldats, et plus encore par le roi.

        Maïly se sentit soudain soulevée de terre, ce qui l’arracha à la contemplation du visage pâle de son ancienne camarade et à ces souvenirs qu’elle n’arrivait pas à effacer de sa mémoire. Elle se retrouva à la place à fixer le regard crevé de Louve.

        - C’est bon ? T’as fini ? On peut repartir ? 

        Il fallut quelques secondes à la fillette pour comprendre le sens de ses mots, tant son esprit était retourné. Elle avait vu et subit des horreurs. Elle avait vu des morts, dont plusieurs sur cette même nuit, mais rien ne l’avait préparée à une mort si brutale et gratuite.

        Dès que la nouvelle du début de la guerre était arrivée à Ragorna, dès les premières batailles entre les forces de Nenntela et d’Erdrel, elle avait entendu parler de la guerrière des Loups Ardents, cette combattante aguerrie. D’autres femmes luttaient, elle le savait, mais le talent de Drya la rendait plus célèbre. Les soirs, après leurs longues journées de travail, les jeunes servantes discutaient dans les dortoirs, et la Louve était rapidement devenue un important sujet de conversation. Dans leur monde morne et sans espoir, elle était une figure d’espérance. Les jeunes filles passaient des nuits à tenter de se l’imaginer et à inventer des combats et des adversaires pour leur héroïne.

        Était-elle blonde ou rousse ? Venait-elle des forêts et des steppes sauvages et glacées du Nord ? Ou bien brune et basanée, originaire des cités mychériennes du sud ? Était-elle de noble naissance, ou bien fille de paysans, connaissant le dur labeur de la terre ?

        Maïly se l’était toujours figurée très grande, à la longue chevelure plus blonde que le blé, plus éclatante que le soleil et aux yeux plus bleus qu’un ciel d’été du mois de Solnyx. Et si belle, plus belle encore qu’Orphéria, déesse de l’amour, de la fécondité et de la beauté, avec des traits doux, mais d’où se dégageait tout de même une grande puissance. Elle rêvait souvent de combats chevaleresques où Drya vainquait ses ennemis avec sa grande épée qu’elle maniait aisément.

        Alors quand la petite Erdrelienne avait appris que son idole avait tué le seul être qui se battait pour le peuple et était enfermée dans les cachots, à subir les pires tortures, cela avait été un énorme choc. Plus petit cependant que lorsqu’elle l’aperçut pour la première fois.

        En travaillant aux cuisines, il lui avait été aisé d’être désignée pour apporter ses repas à la prisonnière. Et elle put la voir, boule de douleur et de souffrance, son corps nu recouvert de blessures sanguinolentes, à marmonner toute seule dans le noir, à sursauter au moindre bruit et à se jeter sur la nourriture rassie comme une bête affamée.

        La toute première fois, elle avait posé le plateau et était repartie en courant. Des larmes, si rares chez elle, menaçaient de couler le long de ses joues. Parties ses espérances, disparues ses illusions, la Louve n’était plus rien.

        C’est alors que, contre toute attente, l’état de la captive sembla s’améliorer petit à petit, et ce de jour en jour. Physiquement, elle était dans une condition plus que lamentable, pas une parcelle de son corps n’était épargnée par Jerm. Mais mentalement c’était tout autre chose. Alors que les premiers jours Maïly l’avait crue sombrée dans la folie, la lucidité avait fini par revenir dans son regard de démon.

        Une idée germa bientôt dans l’esprit de la fillette. Depuis quatre ans qu’elle était devenue servante – ou plutôt esclave – dans le château, elle avait eu le temps d’en connaître les moindres recoins, sauf bien sûr les appartements de nobles, même si elle n’avait que trop visité ceux du roi. Et elle savait que son frère travaillait dans les mines et connaitrait sans doute un moyen de sortir par là. En tout cas s’il avait survécu à ses cinq années sous la montagne. Mais elle savait que ce serait le cas. Son frère était fort. Il était impossible qu’il soit mort.

        Ne lui restait qu’à trouver de l’aide. Une personne qui lui permettrait d’aller sans encombres jusqu’aux galeries et qui l’aiderait à délivrer son frère. Une personne qui connaissait le monde extérieur et qui leur permettrait de survivre.

        Et cette personne, ce n’était autre que cette femme au regard étrange et à la force encore plus incroyable.

        Lorsqu’elle l’avait vue se battre et tuer le garde devant l’armurerie, l’espoir avait réapparu en elle. Et quand Louve avait remplacé Drya, elle dont la puissance était si sauvage et indomptable, tous ses doutes s’étaient évaporés. Elle gardait malgré les épreuves sa naïveté d’enfant, à penser que les gens étaient comme elle souhaitait qu’ils soient.

        Maïly savait Louve féroce, mais pas au point de décapiter sans raison ni remord une gamine de sept ans.

 

        - Pou… Pourquoi tu as fait ça ? réussit à articuler Maïly.

        - Pourquoi ? Cela me semblait clair. Elle refusait de se taire, je l’y ai aidé. Fin de l’histoire.

        Louve redéposa sa petite compagne à terre et se détourna pour décrocher sa deuxième lame qui patientait toujours sur le mur. Les jambes flageolantes, l’Erdrelienne se planta toutefois devant la guerrière. Malgré son appréhension face à la femme, elle explosa.

        - Elle était terrifiée ! Cela ne se voyait-il donc pas ? Tu ne sais rien de ce qu’elle a pu endurer ! 

        Les yeux de l’ancienne mercenaire passèrent du corps décapité à celui, lui aussi sans vie et tout aussi nu, de Tolsten. 

        - Oh, je vois. 

        Elle ramena son regard sur Maïly.

        - Et je suppose que tu as eu droit au même traitement.

        Le tressaillement de la gamine confirma ses dires.

        - Alors dis-toi qu’au moins, là, elle n’a plus à subir tout ça. En soi, elle a même plus de chance que toi. Le monde est cruel, et elle l’a quitté.

        - Tu… tu es monstrueuse…

        - Heureuse que tu l’aies remarqué. On peut y aller maintenant ?

        La fillette n’eut pas le loisir de répliquer. Un grondement sourd résonna. Une note longue et basse s’éleva dans l’air à sa suite, s’infiltrant dans la pièce par la fenêtre ouverte. À peine éteinte, elle recommença.

        - C’est quoi ça, encore ? maugréa Louve en allant jeter un œil au dehors.

        - C’est l’alarme…

        - Quoi ? Ils ont déjà découvert mon absence ? Ou alors le garde à l’armurerie ? Par les dieux !

        - Non, ce n’est pas ça. Ce n’est pas le son d’une évasion, c’est celui d’une attaque. La forteresse est prise d’assaut. 

        Par la fenêtre, Louve put effectivement voir des silhouettes courir en tout sens dans la cour intérieure. Les torches qu’elles portaient n’étaient que de petites tâches de lumière avec la distance. Des feux s’étaient déclarés au loin dans la ville. Soudain, une boule de flammes rouges et or traversa le ciel avant d’entamer sa descente et de se fracasser contre la pierre de la cité. Le cor résonna encore dans l’air humide de la nuit. La guerrière inspira une goulée d’air frais, appréciant l’odeur de cendre qui parvenait jusqu’à elle. Une odeur de morts et de combats qui l’exalta. Un frisson d’ivresse lui parcourut le dos. Elle ignorait qui attaquait, mais elle se serait volontiers jetée dans la mêlée si ce n’était l’état peu propice à la bataille de son corps.

        - Espérons que ça nous laisse le champ libre pour atteindre les mines, je ne suis pas en état pour une bataille rangée, murmura Louve pour elle-même. Allons-y, continua-t-elle en se détournant de la fenêtre. Je sens qu’on n’est pas au bout de nos peines. 

        Juste avant de partir, Louve s’empara d’une dague effilée et l’enfonça dans l’œil droit de Tolsten, espérant qu’ainsi Jerm comprenne qui avait assassiné son père.

        Elle quitta définitivement l’antichambre, laissant là les deux morts, non sans s’emparer d’une bourse de cuir bien remplie, trouvée parmi d’autres dans un coffre. Le périple continuera après les galeries, et à l’extérieur sans argent, ce serait encore moins une partie de plaisir. Maïly lui emboita le pas après un dernier regard à la fillette.

 

        Parvenir à l’entrée des mines leur prit bien plus de temps qu’escompté. Les gardes, les nobles, les serviteurs, tous couraient en tous sens dans les couloirs et les escaliers, les obligeant fréquemment à se cacher et à attendre que cela se calme avant de pouvoir reprendre leur route, interrompue à nouveau quelques minutes plus tard. Il n’y avait pas de passages dans les murs pour descendre dans la montagne, et elles étaient obligées de prendre les coursives fréquentées. Elles ne pouvaient malheureusement pas se fondre dans le décor ou dans la masse de personne. Une gamine transportant une épée et une femme aux deux lames et à l’arc toutes deux couvertes de sangs ne passeraient pas inaperçues.

        Elles durent aussi s’arrêter plusieurs fois pour laisser Louve se reposer quelques minutes. Cela faisait plus d’un demi cadran qu’elle avait pris la place de Drya, bien plus longtemps que lors de la Brume Rouge, et son corps, déjà endolori par les sévices des deux dernières semaines, s’était encore plus affaiblit par les pertes de sang et les efforts fournis lors des combats. La vigueur qu’elle avait eue dans les appartements royaux s’en étaient allée. Des vertiges la prenaient subitement, sa vision se troublait, parfois même des illusions l’assaillaient. Des ombres se changeaient en hommes sans visage. Les murs devenaient d’énorme vide, de profonds précipices. Cela ne durait jamais plus de quelques secondes, mais il lui fallait toujours de longues minutes pour récupérer.

        Enfin, le décor changea. Des murs de pierres grossièrement taillés remplacèrent ceux aux briques ouvragées recouvertes de tentures colorées. Leurs rencontres avec les Ragornais s’espacèrent, jusqu’à ce qu’elles ne croisent plus personne. Les torches fortement éloignées les unes des autres éclairaient leur chemin. Les fenêtres quant à elle étaient à présent totalement absentes. Les deux comparses s’étaient largement enfoncées sous terre. Leur but ne devait plus être loin. Elles ralentirent leur progression, sur leurs gardes.

        Plusieurs rires sonores éclatèrent non loin. Louve les situa à une dizaine d’aunes après le coude que formait le couloir devenu plus étroit, toujours assez large cependant pour que passent quatre hommes de front. La mercenaire longea le mur et jeta un coup d’œil. Le couloir continuait, plongé dans l’obscurité, les torches reprenaient leur travail bien des aunes plus loin. Une tache de lumière s’étalait sur le sol, rectangle jaune et orange sur la pierre grise. La clarté venait d’une salle dont la porte était ouverte. Les rires provenaient de là aussi.

        Louve s’accroupit après avoir sommé Maïly de ne pas bouger et de surveiller ses arrières. Elle parcourut les quelques pas qui la séparait de la porte. Se mouvoir debout était déjà une torture, mais, ainsi pliée sur elle-même, c’était à la limite du supportable. Elle jeta un rapide coup d’œil dans la pièce. Sa position près du sol et sa rapidité lui permit de compter six gardes sans être vue. Vu leur attitude décontractée, ils ne devaient pas être au courant de l’attaque contre Ragorna.

        Six. C’était trop pour elle, elle se devait de l’admettre, même si cela ne lui plaisait pas. En forme, elle n’aurait eu aucun mal.

        - Soit. maugréa-t-elle. J’aurai tout le loisir de me battre une fois guérie. 

        Sans bruit, elle retourna auprès de la gamine.

        - Il va falloir passer vite, et sans se faire voir, expliqua-t-elle dans un murmure. Ils sont trop nombreux. Tu passes devant, sans bruit, et tu continues sans te retourner jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus te voir s’ils sortent de la pièce. Je te suis. 

        Maïly acquiesça et s’avança avec prudence, les jambes repliées. Louve la suivit du regard. Si les gardes l’apercevaient, ils la suivraient, et elle pourrait les prendre par derrière. Il valait quand même mieux toutefois qu’elle ne se fasse pas repérer.

        Réfléchie, la gamine se plaça du côté opposé à la porte, le plus dans l’ombre possible. Tenant de manière ferme l’épée bien calée dans son fourreau, elle plongea en avant, ses chaussons n’émettant aucun bruit sur la pierre taillée. Elle continua doucement, toujours plus silencieuse qu’une souris, jusqu’à ce qu’elle passe une intersection et disparaisse de la vue de Louve. Quelques secondes s’écoulèrent, interminables, mais les soldats continuaient à discuter. Ils ne l’avaient pas remarquée.

        Louve s’élança à son tour, avec plus de lenteur cependant que sa petite compagne, tous ses muscles endoloris. Presque arrivée au niveau du rectangle de lumière, elle se sentit mal. Un vertige la prenait.

        - Non ! Pas maintenant ! 

        Les rires et les mots des gardes s’éloignèrent jusqu’à s’éteindre. La tache orange sur le sol commença à se mouvoir. Rapidement, elle devint feu et cendre, un gigantesque brasier juste devant elle s’approchait jusqu’à l’engloutir. La chaleur autour d’elle devint de plus en plus intense, ses poils commencèrent à roussir, sa peau à cloquer, et elle sentit l’odeur de la chair brûlée. L’ardeur du feu la consumait, lui fouraillait les entrailles. Elle ferma les yeux, mais les flammes traversèrent ses paupières. Son globe oculaire restant menaçait d’exploser.

        Et puis tout s’arrêta. Elle était sur le point de hurler lorsque le feu redevint la tache de lumière qu’il avait toujours été, la pierre, aussi froide qu’elle pouvait l’être à cette profondeur. Son œil était intact, tout comme le reste de son corps. Ses seules brûlures étaient celles infligées par Jerm la neuvaine précédente. Son souffle était cours, son cœur palpitait à ses oreilles, occultant le moindre son. Elle était toujours hors de vue de l’intérieur de la salle, et personne ne l’avait aperçue. Elle ne pouvait se permettre cependant de forcer sa chance trop longtemps. Il suffisait qu’un seul décide d’aller faire sa ronde, ou de simplement sortir dans le couloir pour une raison quelconque, et se serait la fin. Un seul adversaire serait déjà de trop.

        Louve se remit sur pied péniblement. Le choc de l’hallucination ne l’avait toujours pas quitté. Rassemblant ses dernières forces, elle franchit les quelques pieds dangereux, sans un coup d’œil aux hommes. Ce n’était pas le moment d’accrocher un regard. Elle continua sans se retourner, elle saurait bien assez tôt s’ils l’avaient repérée. Arrivée à l’intersection suivante, où elle retrouva Maïly, elle jeta tout de même un coup d’œil en arrière. Rien d’autre que les rires et les éclats de voix. Elle soupira en se laissant glisser contre le mur. Louve n’en pouvait tout simplement plus. Son corps n’était que douleur, ses jambes tremblaient d’épuisement, et elle avait à peine la force de garder les paupières ouvertes.

        Mais il n’y avait pas que ses muscles qui l’abandonnaient. Son esprit, las d’être resté autant à la direction du corps, menaçait à tout instant de s’abimer dans l’inconscience. Louve n’aurait jamais cru penser cela un jour, mais si Drya ne se réveillait pas vite pour reprendre le contrôle, elles ne verraient ni l’une ni l’autre le soleil à nouveau.

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