5
C’est le père de Liv qui nous dépose devant le portail. Il est dix-huit heures, le concert est dans deux heures. Cette fois, le portail est ouvert. On n’a pas ouvert la porte qu’elle s’ouvre d’un coup brusque. Un mec, environ cinquante ans, entre Frankenstein et Gollum tient la poignée. Il a quelques cheveux plaqués sur le crâne avec du gel, ce que je trouve, personnellement, immonde, une peau grisâtre de cendrier oublié, des yeux globuleux presque blancs, et une bouche qui ressemble à une bouée de piscine dégonflée.
— Bonsoir.
On n’est pas le soir.
— Salut, on fait.
—Vous êtes Temporary Losers ?
Et il fait un rire d’évier bouché, avec son œil qui cligne bizarrement.
— Oui, on fait de moins en moins sûres de nous.
— Entrez, je vous en prie. Je m’appelle Bob. On peut commencer les balances dans quinze minutes, si vous voulez.
On acquiesce et on rentre dans cette grange moderne qui est en fait un endroit très classique. Un sol en béton, avec un endroit pour le bar et la scène au fond, petite, ce qui est parfait pour nous. Bob nous montre où poser nos affaires, les amplis, la batterie. Il nous précise qu’il nous prête tout ça, parce que c’est nous, ce qui nous fait sourire de travers. Puis, il part, il nous dit de nous installer, qu’on fait les balances bientôt.
— Putain, putain, putain, dit Léna.
Pourtant, c’est une people person.
— Il est spécial, dit Liv.
Elle est trop gentille.
— Les filles, on a intérêt à kiffer au maximum ce soir, parce qu’on ne va pas ressortir vivantes de cet endroit.
Laeticia lève les yeux au ciel.
— C’est bon, calmez-vous. Ce n’est pas parce qu’un mec est moche que c’est un serial killer. Regarde Zac Effron, il est super sexy et il joue un des pires serial killer, qui d’ailleurs n’était pas mal non plus.
— Laeticia, on ne peut pas dire qu’un serial killer est sexy.
— Ils n’avaient qu’à pas faire un film avec Zac Effron dedans alors.
Et elle pose sa guitare contre l’ampli.
— Quoi qu’il en soit, c’est juste un mec un peu bizarre, on en voit toutes les dix minutes des comme ça. En plus, y aura le père de Liv, donc rien peut nous arriver. Au téléphone, il était super poli et pas du tout déplacé.
Léna ouvre la bouche pour répondre mais un raclement de gorge l’interrompt.
— Je ne sais pas si vous voulez grignoter quelque chose après les balances, je vous ai apporté du fromage, du pain et du jambon. Tenez, y a aussi une bouteille d’eau. Je vais me mettre au fond de la salle pour les tests sons, dites moi quand vous êtes prêtes.
On sourit, il nous sourit et il va de l’autre côté de la grange.
— Tu vois, dit Laeticia en faisant les gros yeux à Léna, il est très gentil. Il n’a pas choisi son physique.
C’est vrai que, nous non plus, on n’est pas des reines de beauté. Je me demande si des gens ont peur que je les tue parce que je suis moche, enfin non, basique, pas un physique très intéressant, puis je me rappelle que j’ai la même force qu’une chenille déshydratée et je glousse. Non, personne a peur de moi, moi, on m’ignore. Liv, par contre, avec ses gros bras, doit pouvoir en effrayer plus d’un. La chance.
***
Le concert va commencer à tout moment. Bob nous a dit pendant les balances que le concert sera super, finalement il est gentil, il est même moins étrange que ce que l’on imaginait. C’est toujours pareil, on soupçonne le mec bizarre d’être le méchant alors que c’est lui le gentil depuis le début et que le méchant c’est le petit copain parfait mais qui met des serveuses dans des burgers dès qu’il en a l’occasion. Bref, le concert va commencer et j’ai mangé trop de cookies, j’ai défoncé le paquet, j’ai mangé les vingt en cinq minutes, puis j’ai bu de la vodka parce que j’ai confondu ça avec de l’eau. On se la gardait pour fêter notre premier concert, mais j’ai vu un liquide transparent et j’ai bu une énorme gorgée, j’ai failli tout dégueuler, le fromage, le pain et les vingt cookies. Ma basse me colle à la poitrine comme un animal mort, je sent mon cœur battre dans mes oreilles, Léna me dit que c’est la vodka qui fait ça mais je crois que c’est le stress. J’entends le père de Liv rire très fort à une blague nulle, j’entends deux, non trois ? voix, Léna me dit “ il faut y aller”, on sort sur scène, pourquoi est-ce qu’il y a des projecteurs dans une salle aussi paumée, on se branche, Léna met la setlist à ses pieds, nous on va devoir faire de mémoire parce qu’on a oublié nos feuilles, trois idiotes pour quatre filles c’est pas un bon ration, putain, pourquoi mon cœur bat aussi vite, j’ai envie de pisser, les vingt cookies veulent sortir, comment ils ont pu se transformer en liquide aussi vite, j’ai envie de me casser, Killie n’est même pas là, quel connard, je l’aime, il aurait pu venir, un, deux, trois, quatre, cinq, il y a cinq personnes dans la salle, c’est parfait, Léna me regarde, regarde Liv, regarde Laeticia et chuchote “On y va ?”, ok, je hoche la tête, j’ai du vomi dans la bouche, allez c’est parti, mes doigts tremblent, je suis brûlante et ma basse frigorifiée, j’inspire, les baguettes de Liv résonnent, 1,2,3,4, ok, c’est à moi, mes doigts savent mieux que moi quoi faire et heureusement, j’essaie d’avoir l’air cool, basse / batterie, c’est toujours cool, ça claque, puis la guitare rythmique de Léna qui fait un riff court en boucle, c’est super entêtant et Laeticia rentre quand Léna se met à chanter sur comment construire des aéroports pour crocodiles drogués, ok, on est pas si nulles, deuxième chanson sans s’arrêter parce que si on s’arrête, je m’évanouis, je chante les refrains avec Léna, enfin, on hurle, mes cordes vocales se recroquevillent, VOUS NOUS FAITES PAS PEUR, MÊME CACHES SOUS LE LIT, NON NON VOUS NOUS FAITES PAS PEUR, c’est une chanson sur Monstres et Compagnie mais devant ces cinq mecs en face de nous et deux tortues, on dirait un truc politique, je rigole nerveusement dans le micro et je hurle encore plus fort, je postillonne et j’arrive même à trouver une glaire bien au fond de ma gorge et je la crache, elle atterrit sur la botte d’un mec devant qui me fait un doigt d’honneur, mec t’as quarante ans, j’en ai seize, pourquoi tu crois que tu peux me faire un doigt d’honneur, ça y est c’est la quatrième chanson, je ne suis plus en rythme, alors je donne des grands coups dans ma basse, elle gronde et Liv fait plein de breaks stylés, Laeticia sautille comme une puce ivre de sang, Léna est notre pilier, notre phare dans la nuit, ses cris sont une constante, une berceuse pour les insomniaques, enfin, déjà, c’est la dernière chanson, ma basse pleure, je suis à nouveau en rythme, je hurle avec Léna, les gamines qu’on était doivent être fières de nous, Laeticia nous fait un solo crade, inaudible, elle saute toujours, depuis trente-cinq minutes elle saute sans interruption, c’est incroyable, elle devrait être dans le livre des records, elle saute tout droit, je n’ai jamais vu ça, une frite de Macdonald à ressorts, Liv n’a plus que des moignons de baguettes, elle joue presque debout, avec un visage de pitbull qui aurait baisé un lapin, c’est fini, le chant est fini, donc c’est la fin, je me retourne vers Liv, c’est grâce à elle si j’ai pu rester en rythme aussi longtemps, je balance ma basse dans la batterie au même moment où je me rappelle que ce n’est pas notre batterie, Léna se jette dans la salle et se tortille sur le sol, avec cinq notes en boucle, Laeticia joue le truc le plus dégueulasse jamais entendu, je ne sais pas si leurs oreilles saignent mais moi je n’entends plus rien, Liv m’aide à défoncer la batterie, elle saute dessus, étale son sang, je me jette dans les cymbales, ça fait un bruit désastreux, on lutte avec la batterie, pendant dix minutes avant d’abandonner, putain elle est dans un salle état et on n’a pas de quoi la payer, Léna se relève, Laeticia arrête de sauter, on est toutes les quatre en ligne, personne n’arrive à respirer, on regarde le public super fière de nous, c’est pas la joie de leur côté, heureusement il y a le père de Liv et son pote le magicien qui applaudissent aussi fort que trente personnes, on fait coucou ce qui est vraiment un geste débile, Liv fait un doigt d’honneur au mec sur qui j’ai craché il y a vingt minutes, c’est comme si il avait fait un AVC et était resté bloqué comme ça il n’a pas bougé d’un cheveux, quel nul, les projecteurs s’éteignent, on débranche nos instruments et on se casse.
***
— Putain !
— Putain, putain, putain !
— C’était incroyable ?
— C’était trop bien !
— Ils ont détesté ?
— C’est super !
— Putain, Liv, Avril, vous avez déconné avec la batterie…
— C’était si drôle !
— C’était vraiment très drôle.
— On a tout donné.
— Il me tarde de recommencer.
Et on se serre dans les bras, à quatre, les instruments au milieu, luisantes de transpiration, les mains en sang. On range nos instruments, on se met d’accord pour tenter d’amadouer Bob par rapport au cadavre de sa batterie, on boit de l’eau, de la vodka et on sort de la pièce.
***
Je mets ma basse dans la voiture du père de Liv. Il doit partir, mais il nous dit que c’était super, il embrasse sa fille, il pleure presque, c’est un loser son père, mais un loser attachant, le magicien nous promet de nous donner une tortue, il dit qu’il en a une parfaite pour nous. Ils partent, nous on prendra le bus de nuit qui passe toutes les heures au bout du chemin jusqu’à minuit. On veut boire un coup et surtout remercier Bob. En rentrant dans la grange, les trois mecs qui étaient venus nous disent que c’était vraiment de la merde et qu’on devrait apprendre à jouer. Léna leur dit de retourner se branler chez leur mère et Liv crache entre ses deux dents de devant. C’est génial comment ils ont l’air apeuré tout d’un coup. Dans la grange, le silence est retombé. On se sert un verre au bar, on se dit qu’on a bien le droit.
— Bob ?
Silence.
— Tu crois qu’il est en train d’enterrer sa batterie ? dit Liv, très sérieuse.
On sort de la salle, on ouvre plusieurs pièces, mais Bob n’est nulle part. Un couinement retentit quand Léna ouvre une porte. J’allume la lumière.
— C’est quoi ce truc ? dit Léna.
Ce truc, c’est un petit chien, mais un chien très vieux, d’ailleurs il s’est pissé dessus. Il chouine comme si il avait mal quelque part. La pièce est vide, pas de fenêtre, une étagère avec du matériel de musique et d’autres trucs en vrac. Liv caresse le petit chien qui a fait pipi partout, maintenant on peut voir des flaques de pisse dans toute la pièce, Léna inspecte le matériel sur l’étagère, moi je me demande où est passé Bob.
— Salut les filles.
On sursaute. Bob est dans la pièce.
— Ton chien s’est pissé dessus, lui dit Liv.
— On est vraiment désolées pour la batterie, je dis dans un souffle.
Bob fait un mouvement de la main, comme si il balayait nos paroles.
— C’est pas grave.
— Pour le chien ou la batterie ? réponds Liv.
Je lui donne un coup de pied pour qu’elle se taise mais je tape le chien sans faire exprès qui couine super fort.
—Désolée, je dis.
Bob s’avance dans la pièce et ferme la porte.
— C’est pas grave, il répète.
Un bruit. Je regarde les filles, à part Liv qui regarde le chien.
— Bob,
Léna est si courageuse.
— je crois que tu nous as enfermé à clé sans faire exprès.
— C’est pas grave.
Je regarde Léna, elle me regarde. J’ai soudain envie de rejoindre le chien dans sa flaque de pisse.
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