Chambre 28

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Il arrive parfois que les chambres d’hôtel qui auraient dû être occupées ne le soient pas. Cela arrive et suspend en quelque façon le temps et le lieu dans une attente teintée d’indifférence. L’entrée affichait bien que l’hôtel était complet. Il s’agissait d’ailleurs d’une simple inscription manuscrite sur un carton blanc, un peu rigide, glissé dans une pochette de plastique à laquelle on avait noué une ficelle et qu’on avait accrochée à la porte. L’humidité la rongeait quelque peu, mais n’empêchait pas l’inscription d’être lisible et le vent, quand il soufflait, la faisait battre contre le battant assez lourd pour demeurer immobile. L’hôtel avait donc affiché complet dans le soir et la jeune femme qui, lorsqu’elle avait réservé la chambre 28, avait parlé d’une voix enjouée et rieuse, n’était pas encore arrivée lorsque le gardien de nuit avait suspendu sa veillée, et était parti se coucher vers vingt-trois heures. Il avait en vain tenté de la joindre sur le numéro de portable qu’elle avait laissé à la réception lorsqu’elle avait appelé, vers vingt heure cinquante, un peu plus tard, ensuite, disons vingt et une heure trente et avait tenté une dernière chance de la rattraper dans la nuit peu avant vingt-trois heures, lui demandant de téléphoner si elle devait se présenter. Puis il avait suspendu son attente, et était parti s’allonger dans la petite pièce attenante à la réception où il disposait d’un lit étroit.

Il arrive que l’on attende les gens pour rien. Ce rien était léger ici et n’avait presque aucune conséquence. L’attente se terminait, aux alentours de vingt-trois heures, ce qui la rendait éminemment supportable. Elle ne se prolongeait pas, ne distendait pas la nuit, n’opposait pas des sas d’angoisse impossibles à traverser, ulcérants et opaques. Elle n’était presque rien qu’une donnée de plus dans le déroulement de l’heure. Il avait pris soin, comme il le faisait pour les clients qui n’étaient pas des habitués, de relever l’empreinte de sa carte bleue et lui avait bien indiqué qu’elle serait débitée du montant de quatre-vingt-dix euros si elle n’annulait pas avant midi, et pour toute réponse, il avait obtenu la liste des seize chiffres énoncés deux à deux, sans hésitation. La chambre était payée, elle était réservée et cette jeune femme pouvait à son gré l’utiliser ou ne pas l’utiliser cette nuit, il ne chercherait rien de plus, il n’en penserait rien, il n’avait aucune remarque à faire à cela.

C’est étrange quand on y pense. Il y a une poche de vide, quelque part, dans la nuit, dans une ville. Une personne devait l’occuper, se glisser dans les draps, le lit avait été fait à son intention, et elle n’y viendrait pas, et cela ne provoquait aucun commentaire, n’induisait aucune question, ne soulevait aucune difficulté. Les savons disposés sur la tablette de la salle de bains serviraient pour le client suivant. Elle avait réservé pour une nuit. Elle ne venait pas et disparaitrait donc complètement de l’hôtel dès le lendemain matin. Pour cette nuit, elle n’était qu’une absence. Un creux. Son corps aurait dû dessiner un creux, s’imprimer dans le matelas, sa tête aurait dû reposer sur l’oreiller. Elle aurait dû froisser les serviettes dans la salle de bains, laisser des traces d’elle un peu partout, le passage de ses mains sur la poignée de la porte de la chambre, intérieur, extérieur. Elle aurait dû fouler la moquette. Elle aurait appuyé peut-être son front contre la fenêtre. Il était sûr qu’elle aurait respiré cet air, presque certain qu’elle aurait pris une douche, et accompli, ici comme ailleurs, les rituels intimes de sa nuit, de son lever. Elle se serait maquillée dans le miroir, et peut-être, si elle était venue, si elle était arrivée, elle se serait approchée suffisamment près de la surface lisse du miroir pour que son souffle dessine un petit halo de buée, un halo de brume circulaire, pendant qu’elle aurait dessiné un trait de crayon noir autour de ses yeux dont les paupières auraient battu au rythme de leur vie propre, si éminemment particulière. Là où elle aurait posé son portable, sur le rebord de la cheminée, ou sur la table basse, ou n’importe où ailleurs, il n’y avait rien. Aucune trace d’elle. Aucun geste d’elle ne s’inscrirait ici, et on n’aurait pas même pu dire que l’espace l’attendait. Il était disponible pour elle, mais indifférent à son effacement.

Et personne ne s’inquièterait jamais de ce vide.

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