Chambre 2-bis

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Tintement. La porte de l’hôtel. Entrée, sortie, elle tinte dans le soir et le gardien de nuit à cette heure-là ne relève presque pas la tête, ne regarde plus. Tous les clients sont arrivés, ont pris leur clef, se sont inscrits, tintement, ils entrent et sortent, tintement, se retrouvent et rien n’empêche le jour de se désagréger.

Leur chambre en rez-de-jardin a ce léger inconvénient de rendre presque perceptibles les mouvements d’entrée et de sortie des clients de l’hôtel. Sa femme dormait et il s’était retiré sur la terrasse, fumait une cigarette et raccrochait son regard aux carrés de lumière que les fenêtres dessinaient ou effaçaient dans la nuit. La fatigue du jour ne suffisait plus à lui offrir le sommeil de la nuit. Il attendait le décompte des heures qui se faisait dans la nuit presque silencieuse. Bien sûr la masse opaque et pourtant légère de l’église se devinait, mais à quoi bon ? A quoi bon poursuivre les phrases et les impressions, à quoi bon faire effort dans le monde ? On luttait pour inscrire dans le monde une présence dont on savait qu’elle s’effacerait, on luttait sans cesse sans relâche, et à quoi bon ? Il fallait donc toujours aller jusqu’au point final ? Toujours poursuivre la route jusqu’au point final donc ?

Dans le soir transparent et presque vif, qu’y avait-il d’autre que sa femme dormant dans la chambre, que l’incandescence de sa cigarette sur la terrasse, et puis quoi d’autre encore ? Il évitait ses anciens collègues, et même parfois ses anciens amis ; il faut dire que tant étaient morts. On commence par perdre ses illusions et puis on perd dans la mort ses amis. On passe sa vie en deuil, deuil de ses espoirs, deuil de ses illusions, deuils de ceux qu’on aime. On porte le deuil, et le sien ne lui paraissait pas le plus difficile à porter, assurément ; ce n’était pas le plus difficile, il en avait porté de plus difficile, alors pourquoi pas le sien ? Au moins à celui-là il se sentait prêt.

Tintement. La porte de l’hôtel se fit entendre, grêle. Et le silence de l’église paraissait encore plus profond. Et le silence de la nuit les absorbait tous.

On commence avec des élans splendides, des certitudes acérées, des envies d’infini, on commence comme ça ; on commence tous comme ça, tous sans exception, puis on se heurte, on se cogne, on s’accroche, on se retrouve écrasé peu à peu. Peu à peu. Il n’y a pas de quoi hurler, pas même de quoi se rebeller, se rebiffer, on ne se redresse même pas. Peu à peu on se retrouve écrasé, par les deuils. On commence par quel deuil ? On commence par lequel ? C’est une question de préséance : de quoi, de qui portera-t-on le deuil en premier, de ses illusions, de sa mère, de ses croyances, de son frère ? On commence par quoi ? Par quel deuil ? Et de quoi, de qui, le portera-t-on dans la nuit solitaire, jusqu’au bout de la suite des jours ? Toutes les nuits son solitaires et toutes les nuits, on porte un peu plus de deuil, jour après jour, nuit après nuit, de ce qui se termine et qu’on voulait infini, qui assurément ne l’est pas. Toutes les nuits on avance un peu plus dans le crépuscule de soi. Toujours un peu. L’ombre de la nuit enveloppe et entoure et permet d’essayer d’oublier mais il n’y parvenait plus. Autrefois, il y parvenait, et de cela aussi il a fait son deuil.

Incandescence de sa cigarette. Sa cigarette comme des yeux de chat dans l’obscurité. Un seul, incandescent. Quand il respirait, aspirait l’air du soir. Combien de fois, cette incandescence ? Et combien encore ? Incandescence de sa respiration, donc de sa vie. Sa cigarette incandescente comme un chat borgne, seul compagnon qui l’assure qu’il est en vie ; il est donc en vie, il est donc encore en vie en dépit de tous les deuils qui le recouvrent et dans lesquels il pourrait, il devrait, il pourrait bien, il se pourrait qu’il…

On ne finit pas toujours ses phrases mais on finit toujours sa vie, non ?

Quoique…

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