Chapitre 1
- Maman, Maman !
Les cris de ses trois enfants firent tourner la tête à Maureen. Ils avaient à peine franchi le seuil de la maison que le calme de la journée s'évanouissait. Dans la cuisine, la table était dressée pour le goûter et elle se dit que leurs cris étaient certainement la manifestation sonore de leur appétit. Depuis le salon, elle pouvait cependant percevoir que Mummy n'avait pas lâché ses aiguilles à tricoter, malgré le retour de l'école de sa descendance.
- Maman ! On va se déguiser !
- Killian ? Vous pourriez aller embrasser Mummy pour commencer ! Et lavez-vous les mains avant de passer en cuisine !
Quelques instants plus tard, elle entendit l'eau couler depuis les toilettes, au bout du couloir. Puis une cavalcade retentit et les trois enfants filèrent au salon pour embrasser leur aïeule sans passer par la cuisine. Ce fut Killian qui y entra le premier, alors que la petite voix fluette d'Erin se faisait encore entendre dans le salon :
- Mummy ! Il faut qu'on se déguise ! Il va y avoir une grande fête !
- Ah oui ? fit simplement Mummy.
- On va pouvoir porter des kilts ! dit Ewan d'un ton qui fit imaginer à Maureen que son deuxième garçon bombait le torse avec fierté.
Killian avait déjà pris place à table et descendu un grand verre de lait. Il avait les yeux brillants. Maureen lui demanda :
- Alors, donc, Killian, que se passe-t-il ? Vous avez l'air bien joyeux, ce soir !
- Oui, maman, répondit son aîné avec toujours de l'excitation dans la voix. Les maîtresses nous ont parlé aujourd'hui de la fête qui aura lieu dans trois semaines. Elles voudraient qu'on vienne tous habillés en costume, et que ceux qui savent jouer d'un instrument puissent aussi interpréter un ou deux morceaux. On va défiler dans les rues !
Maureen sourit : depuis quelque temps, on entendait beaucoup parler de ce rassemblement, ce gathering, qui allait avoir lieu à Fort William, durant tout un long week-end de mai. Le vendredi et le lundi seraient fériés, les enfants n'auraient pas école et toutes les entreprises étaient invitées à faire relâche. Il y avait déjà de nombreuses réservations et la petite ville s'attendait à un afflux important de touristes. Sam et Mickaël ouvriraient le restaurant durant toute la durée de la fête, midi et soir. Et ainsi donc, les enfants pourraient y participer…
- Nous n'aurons pas trop de trois semaines pour vous faire des costumes, soupira-t-elle. J'irai en ville demain, pour voir ce que je peux trouver.
- On veut porter nos couleurs ! s'exclama Ewan en prenant place à côté de son aîné. Et pas un kilt de pacotille, un vrai !
Maureen leva les yeux au plafond :
- Je ferai ce que je pourrai...
Le pas trottinant d'Erin se fit entendre, accompagnant celui plus lourd et lent de Mummy s'appuyant sur sa canne. La fillette s'installa à son tour. Mummy s'assit en bout de table, à sa place habituelle, et les regarda manger, un petit sourire éclairant son visage. Ses trois arrières-petits-enfants faisaient son bonheur au quotidien ; leur joie de vivre, leur vitalité, leur énergie, leur imagination, lui apportaient beaucoup de plaisir et elle aimait les voir évoluer et grandir. Elle n'aurait pas imaginé, il y a quelques années encore, pouvoir profiter de tant de présences pour sa fin de vie. Il y avait là Killian, onze ans, déjà assez grand pour son âge, qui possédait les traits de sa mère, mais les yeux verts de son père. Ses cheveux étaient aussi plutôt de la couleur de ceux de Maureen, mais avec la souplesse de ceux de Mickaël. Il était, des trois enfants, celui qui était le plus un "mélange" de ses deux parents. Venait ensuite Ewan, neuf ans, presque aussi grand que son frère, plus large d'épaules, le portrait craché de Mickaël, sauf qu'il avait les yeux gris. Et enfin, sa petite fée, son petit trésor, Erin, six ans, vive et intelligente, ressemblant beaucoup à sa mère, avec les mêmes yeux bleu-gris, mais des cheveux d'un blond miellé, teintés de reflets roux comme ceux de Mickaël.
- Je t'aiderai, Maureen, pour la couture. Ce n'est pas bien difficile de faire un kilt, fit la vieille dame.
- Mais un vrai ! insista encore Ewan. Pas juste la jupe ! Et tu crois que tu pourrais nous faire des sporrans ?
Maureen regarda son deuxième fils et dit :
- Et tant qu'on y est, tu voudrais porter le sghian dub aussi ? Hum ? Ca, je ne suis pas certaine que ton père serait d'accord…
- C'est juste plus petit qu'un couteau de cuisine...
Les yeux d'Ewan brillaient, mais l'excitation était bien commune aux trois enfants.
- Bon, terminez votre goûter et puis les devoirs d'abord ! Ensuite, on réfléchira à cette histoire de costume, dit Maureen.
**
Mais, pour les trois enfants, c'était déjà tout réfléchi et ils ne parlèrent plus que de cela durant les deux jours qui suivirent, jusqu'au week-end. Maureen s'était rendue dans une boutique de couture, voir ce qu'il serait possible de faire, mais le tissu était quasiment en rupture de stock, tout le monde voulant se faire un costume traditionnel. Elle comprit qu'elle allait avoir un peu de mal à s'en procurer, à moins de demander à Ingrid de voir ce qu'elle pourrait trouver à Glasgow où une grande boutique proposait sur des mètres de linéaires des quantités impressionnantes de tartans aux couleurs de tous les clans de la région, et même de certains clans des Lowlands.
Ce samedi matin, alors que Mickaël était aux halles pour les courses du jour et ne reviendrait que pour déjeuner, les enfants assaillirent encore leurs mère et aïeule au sujet du costume. Ils auraient déjà voulu pouvoir faire des essayages.
- Désolée, les enfants, mais trouver un tartan aux couleurs des MacDonald est mission quasi-impossible ces jours-ci, j'ai demandé à votre grand-mère de voir ce qu'elle pouvait se procurer à Glasgow, dit Maureen.
- Mais ça veut dire attendre encore ! soupira Killian.
Ils étaient tous dans le salon, Erin assise à côté de Mummy, un livre à la main.
- Je sais, mais je fais au mieux, répondit Maureen. Je ne peux pas sortir trois kilts de ma poche ! Je ne suis pas une magicienne !
- Il faudra en faire un pour papa, aussi ! intervint Erin sans lever le nez de son livre.
Maureen allait répondre, lorsque les aiguilles du tricot de Mummy s'arrêtèrent.
- Je pense à quelque chose, Maureen… Donan portait le kilt, de temps en temps, et c'est arrivé aussi à Steven. Je n'ai pas souvenir qu'on les ait jetés, du moins, celui de Steven. Il doit être au grenier… Tu devrais aller y faire un tour. Il y aura peut-être là de quoi faire quelque chose…
- Wahhh !!! s'écria Ewan qui filait déjà vers l'escalier. On va porter le kilt de pépé !!! Génial !!!
Maureen et Mummy échangèrent un sourire et Maureen suivit son deuxième fils dans l'escalier, le premier sur les talons et Erin pas loin derrière. La voix de Mummy les accompagna encore :
- Dans une grande malle, Maureen !
**
Le grenier était une petite pièce, située à un des pignons de la maison. Trop petite pour être transformée en chambre, basse de plafond, elle servait de remise. Que ce soit Maureen ou Mickaël, ils y allaient rarement car la pièce n'était pas chauffée et ne possédait pas non plus de fenêtre, ni même l'électricité. Il fallait y venir avec une lampe et encore aurait-il fallu y avoir quelque chose à chercher… ou à trouver.
- Bon, dit Maureen en allumant la grande lampe torche avant de pousser la petite porte.
Les enfants se glissèrent aisément dans le passage, elle dut se baisser pour ne pas se cogner la tête. Le faisceau de la lampe balaya les lieux et Maureen jeta un regard inquiet aux vêtements de sa progéniture : ouf, cela allait, aucun ne portait de vêtements neufs et propres, car, déjà, ils s'agenouillaient devant les malles.
Oui, les malles. Il y en avait là plusieurs et Maureen se demandait bien de laquelle Mummy voulait parler. Elle fut tentée de demander plus de précisions à la vieille dame, mais redouta qu'elle ne veuille monter les rejoindre, ce qui lui serait pénible. Elle renonça donc et s'approcha à son tour. Killian et Ewan tentaient d'ouvrir une grande malle métallique. Elle les aida à débloquer le crochet, un peu rouillé. Quand le couvercle se souleva, elle comprit d'emblée que ce n'était pas la bonne : là se trouvaient des affaires d'Ingrid, des livres et des cahiers d'école, quelques jouets aussi.
- Oh ! s'émerveilla Erin en prenant une petite poupée. C'était à Grand-Mère ?
- Oui, répondit Maureen. Je crois que c'est la poupée que son oncle, Eric, lui avait offerte lors de son premier voyage à Fort William. Je pensais qu'elle l'avait emmenée à Glasgow, mais elle a dû se dire qu'elle était plus à l'abri ici. Bon, on ne fouille pas ! Ce sont les affaires de votre grand-mère ! Vous lui demanderez à sa prochaine visite si vous pouvez regarder avec elle. On va en ouvrir une autre.
- Cela doit être dans une plus vieille malle, maman, tu ne penses pas ? suggéra Killian.
- C'est bien possible.
Les enfants firent le tour de la malle d'Ingrid, se glissèrent sous la pente du toit. Là se trouvaient deux grandes malles en bois. La première s'ouvrit sans difficulté et le cri de victoire d'Ewan fit comprendre à Maureen qu'ils avaient trouvé. Mais en s'approchant, elle dit :
- Doucement, les enfants. Hum, ça me paraît bizarre, les couleurs. Ewan, tiens-moi la lampe, s'il te plaît. Ce ne sont pas les couleurs des MacDonald… Pourtant, ce sont de beaux tartans… Le tissu est de qualité et…
Killian soulevait des pans de tissus, les sortant précautionneusement. L'un se déplia, mais il parvint à lui éviter de toucher le sol et la poussière.
- Il y en a beaucoup ! s'exclama le garçon. Tu vas avoir assez pour nous faire des costumes là-dedans, maman !
- Mais ce ne sont pas nos couleurs, Killian ! fit remarquer Ewan. Tu sais à qui c'est, maman ?
- Aucune idée. On demandera à Mummy, mais… Tiens, qu'est-ce que c'est que cela ?
Maureen se tourna, rouvrit la malle d'Ingrid qui était derrière eux, déposa les piles de tissu dans le couvercle. Dans le fond de la malle, ils pouvaient voir de vieux cahiers reliés de cuir, deux sporrans et… un pistolet.
- Hop, hop ! Ca, on ne touche pas ! dit-elle en retenant le bras d'Ewan.
- Ca a l'air vieux, maman ! s'exclama Killian. Un pistolet... Tu crois qu'il fonctionne encore ?
- Je n'ai pas envie qu'on essaye de le savoir... fit-elle.
- Et cela, maman, qu'est-ce que c'est ? demanda Ewan en dégageant son bras pour prendre une petite boîte en bois.
Il l'ouvrit et resta sans voix. A l'intérieur se trouvait une bague, protégée dans un petit carré de tissu, de même couleur que les tartans. Il tourna son visage vers sa mère, celle-ci restait silencieuse.
- Une bague, murmura encore le petit garçon. Il y a quelque chose de gravé dessus…
Il dirigea mieux le faisceau de la lampe et s'exclama :
- Des chardons ! Ce sont des chardons qui sont gravés !
Maureen se redressa légèrement. Agenouillée devant la malle, elle en contemplait le contenu. Elle demeura un moment silencieuse. En elle résonnait un lent et sourd battement. Sa voix, un peu grave, fit se tourner vers elle les visages des trois enfants :
- Je ne sais pas ce que c'est que tout cela, mais j'ai l'impression que c'est une véritable malle aux trésors. On va demander à Mummy.
Et elle se pencha vers le fond de la malle, prit le premier cahier relié qui venait, puis elle se redressa avec précaution.
- On remet les tartans dedans, sauf un. Ewan, garde la bague, on va la montrer à Mummy. Peut-être qu'elle a appartenu à Finella. Killian, aide-moi à refermer le couvercle, s'il te plaît.
Quelques instants plus tard, ils redescendaient l'escalier, bien silencieux, au point que Mummy s'étonna :
- Vous n'avez pas trouvé ?
- Si, Mummy, dit Maureen, mais peut-être pas tout à fait ce à quoi vous pensiez…
S'époussetant un peu, Maureen entra dans le salon et s'assit à la grande table. Killian portait un des tartans, Ewan la bague et Erin le cahier. Maureen le prit des mains de sa fille et l'ouvrit. Dès les premiers mots, son visage perdit un peu de ses couleurs. Mummy, qui n'avait pas bougé de son fauteuil, les regardait : les enfants entouraient leur mère. Les premiers mots traversèrent la pièce, comme de lointains chants remontant du fond des âges :
- Dunvegan, juillet 1746...
Maureen porta le livre un peu plus vers la lumière, ses yeux se plissèrent, et elle ajouta :
- Mummy, je crois que je vais avoir besoin de votre aide... C'est... C'est écrit en français.
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