Maison
Dans mes rêves, mon cerveau semble croire que mes parents et moi, pendant quelques années à la fin de mon adolescence (disons de mes seize à mes dix-huit ans), avons vécu dans une grande et belle maison de ville, un peu en périphérie, sur un terrain petit et presque vide, à l'exception d'une pelouse d'un vert très foncé.
Ce n'était pas, comme le pense mon père, la maison de vacances de mes grands-parents, dans laquelle j'ai passé de longues semaines avant mes six ans. Celle-là était dans un petit village de campagne et n'était pas aussi haute, pas aussi imposante. Mais je ne peux pas dire qu'elle soit complètement différente non plus. L'herbe nue m'a sans doute inspirée, tout comme le toît sombre.
Dans le monde de mes rêves, nous sommes venus habiter dans cette maison sans doute parce que le travail de mon père la lui a offerte comme logement de fonction. Nous y avons coulé des jours heureux, et je m'étais habituée à cet endroit, même si notre petit appartement me revenait souvent en tête, par exemple en revenant de la gare. Je montais dans la voiture de mon père, et je m'étonnais de le voir s'arrêter devant cette immense bâtisse qui tenait un peu de la demeure victorienne, un peu du style Île-de-France et un peu du chalet de luxe. Je ne comprenais pas, les premières secondes, que c'était bien là que nous vivions.
Dans un épisode, je venais de réarranger ma chambre avec mes véritables meubles, mes véritables objets. Elle était immense et, au lieu des petites fenêtres que j'ai dans mon appartement, il y avait une grande baie vitrée qui donnait sur une petite terrasse en bois, puis deux ou trois mètres de pelouse nue et, enfin, pour délimiter notre terrain, un mur en pierre. Je me souviens m'être tenue debout dans ma chambre et avoir contemplé l'espace entre moi et ce muret, le verre, le bois, les reflets du soleil sur tout.
Cette nuit, la maison avait été vendue depuis longtemps, et nous étions passés devant par hasard avec mon frère. Elle avait été transportée au milieu d'une petite rue commençante et pavée, le genre que l'on voit dans les villages de charme, mais c'était bien ma maison. On l'avait transformée en un magasin de prêt-à-porter. Je suis restée, malgré l'insistance de mon frère, devant cette maison, et je me suis mise à danser. Les robes dans la vitrine virevoltaient pour me suivre, comme si quelque chose de mon lien avec la bâtisse était resté. Un animal qui reconnaît son ancienne maîtresse après des années de séparation.
Je suis entrée, et j'ai un peu reconnu la morphologie de la maison, la manière dont les anciennes pièces avaient adopté cette nouvelle configuration. J'y ai vite trouvé des membres de ma famille éloignée qui vivaient là, mais il me semblait naturel pour eux de posséder cette maison. Ça avait dû être une erreur, une parenthèse dans ma vie. J'ai toujours été une fille à appartement.
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