Chapitre 21

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Victor était plus que partagé sur le fait de revenir à la Baie de Lotan. Une grande partie de la ville n’était pas vilaine, loin de là. Et Victor appréciait tout particulièrement la proximité avec la mer azurée qui se trouvait là. Malgré l’agitation typique qu’on trouve dans les villes, il trouvait la Baie reposante. Le vent iodé qui venait de la mer, le ballet des mouettes au-dessus de lui, ou bien encore la mer bleutée qui reflétait les rayons de l’astre du jour, tout ça lui procurait un apaisement. Et il aurait encore plus apprécié d’être ici, s’il ne savait pas que Guillaume était quelque part ici. Il avait longuement hésité à venir le voir. Une partie de lui le voulait. L’autre était tétanisé de peur. Pourquoi ? Il n’en savait rien. C’était une sensation primaire, un instinct. Peut-être qu’il flairait le danger. Toujours est-il qu’après avoir passé quelques jours en compagnie avec Louise à Val Étheré, il se retrouvait maintenant à arpenter les quartiers sales et malfamés des docks pour voir Guillaume et Elanor. Il espérait ne pas le regretter. Il frappa à la porte de la cabane où ils devaient se trouver, et il n’attendit pas longtemps avant de voir la porte s’entrebâiller. Un oeil le scruta quelques instants avant d’ouvrir en grand la porte. C’était Guillaume qui lui avait ouvert. Il pouvait tenir debout et il semblait plus en forme que la dernière fois. Cependant, son visage était toujours tiré et creusé. Il ne s’était pas complètement remis. Mais son bandage à l’oeil gauche n’était plus et était remplacé par un simple cache-oeil noir. Le seul oeil valide de Guillaume regarda longuement Victor avant de lâcher d’une petite voix :


« Tu es revenu.»


Oui, et je ne sais pas pourquoi je suis ici. Enfin…


« Je veux des réponses Guillaume. J’ai besoin de savoir ce qui m’a poussé à venir ici.

— Je te l’ai déjà dit.

— Non. Je ne veux pas juste une information comme ça. Je veux vraiment notre histoire, que tu me racontes tous. Dans les moindres détails.»


Guillaume se décala d’un pas pour faire entrer Victor dans la petite cabane. Elle sentait toujours autant la moisissure et le renfermé. Il ne put réprimer une mine de dégoût comme à chaque fois qu’il entrait ici. Guillaume se posa sur le petit lit qu’il n’avait jamais vraiment quitté depuis des semaines. Il invita Victor à faire de même, mais il refusa poliment d’un geste de la main. Il ne voulait vraiment pas toucher quoi que ce soit ici.


« Bon, commença Guillaume. Comme tu le sais, mon père m’a envoyé à Eos pour échapper à la justice. J’aurais dû être jugé pour ce que j’ai fait à Connor. Mais il avait trop peur pour sa réputation. Je devais finir mes études à Eos. Mais… Je n’ai pas pu. Comment j’aurais pu mener une vie tranquille alors que j’avais tué un homme ? Alors j’ai cherché à faire quelque chose d’utile. J’ai rejoint l’armée.»


Il secoua doucement sa tête de dépit.


«Quelle idée de merde ! siffla-t-il entre ses dents. Je suis arrivé dans le même régiment que toi. Tu as rejoint l’armée, car tu avais perdu ta famille très jeune. Tu n’avais plus rien et l’empire s’était occupé de toi.

»

Victor se concentrait sur les paroles de Guillaume. Sur chaque syllabe, chaque mot qu'il prononçait. Et c’était vrai. Il se souvenait. Il se souvenait des nuits froides dans son orphelinat quand il était enfant, de l’école dans laquelle il était affreusement mauvais, et de son enrôlement de force dans l’armée. La fin logique d’une vie d’orphelin à Eos.

Servir l’empereur, servir la lumière.

Il n’avait jamais vraiment voulu les rejoindre. Il n’avait pas eu le choix. On a rarement le choix quand on nait dans l’Empire d’Eos.


« On a fini par devenir amis avec le temps, expliqua Guillaume. On se soutenait dans les moments difficiles. Lors des missions horribles que nous donnait le haut commandement. Tu te souviens ?

— Oui, les massacres qu’on a faits pour la lumière.»


Les cris déchirants des personnes à qui on arrache la vie. L’odeur du sang qui s’élève dans la nuit sombre sans lumière. Les détonations qui résonnent tout autour. Oui, il se souvenait. Toutes les horreurs commirent pour la lumière. Pour l’Empereur. Pour civiliser ceux qui blasphémaient. C’est comme s’il voyait à nouveau chaque vie qu’il avait enlevée. Chaque regard qui le fixait au moment de tirer. C’était ça, cette culpabilité étouffante qu’il l’avait poussé à déserter.


« Je me souviens, murmura Victor. C’est pour ça que je t’ai suivi dans les Cités Libres, pour empêcher un autre massacre.

— Non, c’est moi qui t'ai suivi, rectifia Guillaume. Je suis un lâche. Je ne voulais pas retourner ici au début. J’avais trop peur des conséquences. Mais toi, tu m’as convaincu. Tu m’as fait comprendre que de mes choix dépendaient la vie de milliers d’autres. De centaines de milliers ! Et tu m’as dit que tu resterais à mes côtés pour que j’affronte mon passé…»


Tout revenait d’un coup. Tous les moments avec lui, les joies et les peines. Les doutes de Guillaume, l’assurance de Victor. Et surtout, il se souvenait du plan de Chamberlain qu’ils avaient vu : l’annexion des Cités Libres. Ils n’avaient vu que les grandes lignes, mais Victor se souvenait que Chamberlain comptait en effet sur quelqu’un pour faire passer et diriger ses hommes dans cette région du monde. En vue d’une attaque finale. Tout devenait clair. Les nuages qui embrumaient son esprit s’étaient levés, et il se sentait à nouveau lui-même. Comme si ces moments de doutes et d’absences n’avaient jamais existé.


« Je suis désolé, Guillaume… Je ne sais pas comment j’ai fait pour oublier ça. »


Guillaume adressa un franc sourire à Victor :


« Je ne peux pas t’en vouloir. J’imagine que ce n’était pas vraiment agréable pour toi non plus…

— Non, j’avais l’impression d’être dans une autre vie que la mienne. Enfin, j’avais beau essayer de comprendre ce qu’il se passait autour de moi, des zones d’ombres persistaient.

— Au moins, tu te souviens des grandes lignes, remarqua Guillaume. Tu sais désormais pourquoi on est là. Maintenant, je dois te demander. Est-ce que tu es au courant de choses que nous ignorons moi et Elanor ?

— Oui… »


Victor se sentait coupable tout un coup. Il avait caché certaines informations à son ami. À présent, cela lui paraissait complètement saugrenu d’avoir agi de la sorte. Mais avec ses trous de mémoire, il n’avait pas eu d’autre choix que de se protéger. Mais il savait qu’il pouvait lui faire confiance, maintenant :


« Je suis désolé, reprit Victor, j’aurai dû vous le dire avant, mais —

— Ne t’excuse pas encore. Je peux comprendre. Je veux juste entendre ce que tu sais.

— Je t’ai déjà raconté que Louise et moi, on a été attaqué. Lorsqu’elle m’a trouvé, j’ai très clairement identifié le méchanicus, et tout me porte à croire que c’est celui de Florian, ancien membre de son groupe.

— Je me souviens de Florian, se remémora Guillaume. Il est un peu ronchon, mais de là à faire une attaque. Surtout s’en prendre à Louise.

— Peut-être que c’était moi qui étais visé, Louise n’était qu’un dommage collatéral.

— Tu penses que c’est lui le contact ? C’est pour ça que tu es si sûr de l’innocence de Louise.

— Louise n’est pas capable de faire ça, expliqua Victor. Et d’un côté, Florian n’a jamais montré des signes d’hostilité. Franchement, je ne sais pas vraiment qui est derrière tout ça… Tout est obscur. J’ai l’impression qu’à chaque fois que je crois m’approcher de quelque chose, quelque chose vient m’embrouiller l’esprit. »


Victor leva les yeux au ciel dans un profond soupir de fatigue :


« Tu sais ce que Louise a découvert dernièrement ?

— Non, mais je suppose que tu vas me le dire.

— Je participe à des combats, et Louise est ma mécanicienne. Il y a un champion de combat, son nom est Phantom. Vraiment pas agréable. La mine patibulaire et un goût vestimentaire douteux. Mais ce qui a surpris Louise, c’est son méchanicus. Louise a imaginé un méchanicus comme le sien, elle a gardé les plans chez elle et seul Connor était au courant.

— Connor est mort.

— Je le sais ! Je ne dis pas que c’est Connor sous son masque, mais je dis juste que c’est troublant. Louise m’a assuré que seul Connor était renseigné de ces plans, et qu’elle ne les avait montrés à personne. Et vu sa tête, je suis tenté de la croire, ou sinon… Sinon, ça veut dire qu’elle ment très bien. »


Guillaume marqua un court moment de pause. Il écarquilla soudainement les yeux, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose de vital :


« À quoi il ressemble ton Phantom ?

— Il est habillé en noir, avec un masque affreux. Vraiment affreux. Avec un nez courbé très long.

— Et de l’éther sur lui ?

— Tu l’as vue ?

— Oui, avec Chamberlain. »


Victor tapa soudainement dans ses mains. Tout devenait subitement clair à ses yeux :


« Bordel ! C’est Phantom le contact de Chamberlain ! C’est évident. Il a une fortune qui lui permet d’avoir n’importe quel méchanicus, sans compter toutes les connaissances, et ressources qu’il doit avoir pour les faire fonctionner ! C’est lui qui l’aide à préparer son invasion. Et Phantom est forcément quelqu’un de l’entourage de Louise !

— Pourquoi tu en es si sûr ?

— Parce que la mère de Louise est malade. Elle est constamment chez elle. Elle ne peut plus sortir. Cela veut dire que la personne qui a eu accès aux plans de Louise était forcément quelqu’un que la mère de Lousie connaissait. Quelqu’un à qui elle a fait confiance pour rentrer chez elle. Avec ces plans, cette personne a créé le méchanicus hors norme de Louise, et a commencé à tout gagner, raflant des sommes énormes. Et, Louise ne voulait plus toucher à un méchanicus, elle ne s’en est jamais rendu compte de ce qui se passer. Jusqu’à maintenant.

— Ce qui veut dire que c’est forcément quelqu’un qui est proche d’elle. Une femme. »


Victor leva un sourcil, pourquoi affirmait-il cela ? Il était au courant de quelque chose que lui ne savait pas ?


« Phantom est un homme, répondit Victor. Je l’ai vu et entendu parler.

— Quand nous avons espionné les hommes de Chamberlain, c’était une voix de femme que nous avons entendue. »


Victor fronça les sourcils contrariés par ce qu’il venait d’entendre. Son esprit ne lui jouait pas des tours, pas cette fois-ci. Il était sûr d’avoir entendu un homme sous le masque de Phantom. De plus, il se souvenait très clairement de sa démarche et de sa carrure. Non, ça ne pouvait pas être une femme :


« Alors ça veut dire que plusieurs personnes prennent l’identité de Phantom, conclut Victor. Et ça… »


Il soupira de nouveau. Alors qu’il pensait enfin qu’il était à deux doigts de trouver le fin mot de l’histoire, voilà qu’elle se compliquait encore une fois.


« Même si ce sont plusieurs personnes, reprit Guillaume, au moins une est proche de Louise. Qui gravite autour d’elle ?

— Alors, Pierre, Sybile, Maxime, Basile, et Florian, même s’il a quitté le groupe. »

Guillaume se repassa doucement les noms dans sa tête. Il les avait tous connus, avant. Parfois, juste de loin, en les apercevant lorsqu’ils étaient avec Louise, parfois en leur adressant quelques mots. Mais c’était trop peu pour établir des hypothèses. Il devait s’en remettre à Victor :

« Une idée ? »


Le jeune homme fouilla sa mémoire dans l’espoir de trouver un indice qui lui avait échappé. Une parole qui pourrait le mettre sur la voie. Le plus flagrant, c’était l’attaque qu’avaient subite Louise et Victor dont ce dernier était persuadé qu’il s’agissait de Florian.


« Pierre ne peut pas être derrière, commença Victor. Il est mal à l’idée d’être dans un méchanicus. Maxime… Bon, je ne lui ai pas beaucoup parlé, mais il ne me semble pas un mauvais bougre. C’est même plutôt le genre à calmer les esprits. Tout comme Sybile. Ça nous laisse Florian et Basile… Basile, je ne l’aime pas. Il m’énerve souvent avec sa religion, et ses règles. Mais de là à l’imaginer derrière ça.

— Toujours aussi adepte, soupira Guillaume. C’est le souvenir que j’ai de lui. Un garçon né dans une famille très pieuse qui exècre le progrès.

— Non, mais de là à faire alliance avec l’Empire…

— Réfléchis, l’empire est religieux. Ils veulent imposer une croyance. Une croyance qu’a déjà rejointe Basile. »


Victor secoua vigoureusement sa tête. Non. C’était inconcevable. Imaginez Basile, avec son jeune âge et sa frêle carrure derrière Phantom, non c’était risible.


« Je n’y crois pas une seule seconde. C’est impossible. »

Guillaume haussa les épaules de dépit. Il ne faisait que proposer des solutions, il n’avait jamais dit que c’était absolument lui.

« Et Florian, demanda Guillaume, tu penses quoi de lui ? »


Victor serra les dents. Il ne l’aimait clairement pas. Il était chaque fois mal à l’aise avec cet homme qui s’immisçait dans sa vie. Il avait eu des soupçons dès le début et pourtant… Pourtant cette petite voix au fond de lui chuchotait que ce n’était que des suspicions, qu’il n’était responsable de rien.


« Je n’aime pas Florian. Il m’énerve. J’ai longtemps pensé que c’était lui qui était à l’origine de l’attaque du Condor, et de celle sur la plage. Son méchanicus ressemble beaucoup à celui que j’ai vu. Mais…

— Mais ?

— Florian était à mes côtés lors d’un match de Phantom. Je sais que ça ne veut pas dire qu’il ne porte jamais le masque de Phantom, mais… Je ne sais pas. Comme je te l’ai dit, je ne crois pas trop à cette hypothèse. »


Guillaume secoua doucement sa main devant son visage comme pour stopper à la discussion qui n’allait nulle part de toute façon.


« On le saura, un jour où l’autre, conclut Guillaume. On doit continuer d’enquêter. »


Il regarda sa montre à son poignet fronça ses épais sourcils noirs :


« Elanor ne devrait pas tarder à revenir, elle voulait voir ce qui se passait en ville. C’est drôlement agité ces derniers temps.

— Il va y avoir une grande fête, expliqua Victor, Louise va donner un concert sur le port. Sur le bateau du prince marchand.

— Tu comptes te rendre là-bas ?

— Oui, j’ai eu une invitation grâce à Louise. »


Guillaume s’accorda un instant de réflexion tout en grattant sa barbe noire qui commençait à s’installer. Victor voyait bien qu’il avait une idée derrière la tête.


« On devrait y aller ensemble, proposa Guillaume, avec Elanor. »


Victor grimaça aussitôt. Il imaginait déjà une situation compliquée. Et si Louise tombait sur Guillaume au cours de la soirée ?


« Non, c’est hors de question, protesta Victor. Imagine que Louise tombe sur toi.

— J’ai trop changé, elle ne fera pas attention à moi, répondit Guillaume avec assurance. Crois-moi. Je ne suis pas tranquille à l’idée de te savoir là-bas.

— Pourquoi ?

— Parce que tu seras avec le groupe de Louise, et que parmi eux, se trouve celui qui veut notre mort. »


Victor déglutit. Il avait raison. Il allait passer la soirée avec celui qui avait voulu sa mort. Une silhouette parmi la foule, tapie dans l’ombre qui attendrait le bon moment pour frapper. Il examina rapidement le pour et le contre de cette idée. Et le cœur déjà serré par le stress et l’anxiété, il répondit d’une petite voix :


« Je vais voir avec Louise pour vous avoir des entrées. Tenue correcte exigée. Mais pour ça, je peux vous aider. »


Guillaume adressa un grand sourire à son ami et lui déposa une petite tape sur l’épaule :


« Avec un peu de chance, on croisera Chamberlain.

— “Chance”, ce n’est pas le mot que j’aurai choisi. »

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