Chapitre 3
- Il est mort ?
- Ne dis pas de bêtise ! Il respire toujours. J’espère qu’il est toujours conscient…
J’ouvris lentement les yeux, et le soleil au zénith vint m’éblouir. Je clignai des yeux plusieurs fois, puis tentai de me relever.
- Ne bougez pas, étranger. Vous êtes encore faible.
Je regardai l’homme qui me tendait une gourde d’eau. Le visage ridé par les années, la barbe blanche, il avait tout de l’honnête vieillard. A ces côtés, un homme moins âgé me regardait avec inquiétude. Je supposai que les deux étaient père et fils.
- Lorsqu’on vous a trouvé, vous dériviez dans l’eau ! Vous aviez l’air mort. On vous a rapidement sorti de l’eau, mais vous avez mis plusieurs heures à vous réveiller. On est presque rentrés au port, maintenant.
- Au… port ?
- Oui ! On va vous conduire au centre de soin, vous inquiétez pas. Vous serez vite requinqué ! Dites, comment vous êtes arrivé là ?
- Je ne me souviens plus très bien, avouai-je. J’ai l’impression de sortir d’un rêve.
- Syndrome post-traumatique, confia le vieillard à son fils, avant de continuer : Vous avez dû avoir un accident, ou un truc du genre. Ça arrive de plus en plus, ce genre de choses. La mer n’est pas sûre, surtout depuis l’Incident.
Ignorant complètement de quoi ils parlaient, je préférais demander :
- Vous n’êtes pas obligés de me conduire au centre de soin. Déposez-moi sur le port, ça ira, je me débrouillerai.
- Dans votre état ? Impossible ! Vous êtes à peine capable de vous tenir debout.
- Je vous dis que ça va aller, insistai-je. Je vous ai assez dérangé comme cela.
- On n’allait pas vous laisser crever sur place…
- De plus, inventai-je, j’ai quelques contacts au port. Je veux les rassurer avant de me soigner. S’il vous plaît…
- Comme vous voulez, fit le vieux en haussant les épaules.
- Tu ferais mieux de les tuer, susurra la Mort. Ils risquent de te dénoncer.
- Quels crimes ai-je donc commis ? C’est plutôt le Directeur que je devrais dénoncer. Séquestration et expérience sur adolescents…
La Mort éclata d’un rire rauque et désagréable.
- Tu sous-estimes leur pouvoir, petit Simon. A l’heure qu’il est, des avis de recherche doivent partir dans les quatre coins du monde, te décrivant comme un dangereux criminel en fuite !
Je préférai de pas répondre. Une fois sur la terre ferme, je remerciai chaleureusement les marins, puis m’enfonçai dans les rues sinueuses. Je vagabondai dans les rues, volant un peu de nourriture par-ci par-là, comme si j’avais fait ça toute ma vie. J’examinai par la même occasion le paysage autour de moi. Sans savoir pourquoi, j’étais troublé par l’allure des passants. Il se dégageait d’eux une impression de vieillesse, et de mélancolie profonde. D’après ce que je pouvais voir, toutes les maisons n’étaient pas fournies en électricité, au contraire du complexe. De la fumée sortaient des cheminées de certaines maisons, comme si leurs habitants se chauffaient au bois ou au charbon.
Sans savoir comment, mes pas me ramenèrent sur le port. Il y avait un attroupement, et un homme criait haut et fort en brandissant des affiches :
- … un adolescent aliéné traîne dans nos murs ! Il aurait assassiné sauvagement plusieurs personnes, et continuerait ses crimes sans aucune vergogne. Voici son portrait. Une haute récompense sera accordée si des informations sont fournies. A capturer mort ou vif !
Je ne mis pas longtemps à comprendre que j’étais l’adolescent en question. Je fis demi-tour… et me heurtai aux marins qui m’avaient sauvé. Le plus jeune me saisit brutalement le bras et cria :
- Il est là, je l’ai !
- Les choses se gâtent, gloussa la Mort.
Je me dégageai, et d’une rafale de vent j’envoyai le marin dans la mer. Je me mis ensuite à courir de toutes mes forces à travers les ruelles, indifférent aux cris autour de moi. Je lançai régulièrement des boules de feu dans mon dos, sans chercher à voir si elles avaient atteint leur but. Dans ma tête, je me maudissai de m’être laissé impressionner par cette ville.
- Qu’est-ce qui m’a pris de me retourner au port ?
- Tu n’y es pour rien. Je t’y ai conduit intentionnellement.
- Pourquoi ? J’aurais pu mourir !
- Ton heure n’est pas encore venue. Je voulais te montrer la perversité de l’humanité. Il est vrai que tu n’es pas encore habitué à l’esprit humain, tu viens de te réveiller en quelque sorte. Ne crois jamais personne…
Un soldat tenta de se mettre en travers de mon chemin, mais je l’écartai brusquement. J’avais l’esprit voilé par la colère :
- Comment te permets-tu de donner des conseils, alors que tu veux ma perte ? Si tu n’étais pas à l’intérieur de moi, je…
- Oh… que j’aime cette fureur… Vois-tu, si je te supporte, c’est pour que tu deviennes mon bras armé. Que tu tues pour moi, encore et encore…
- Jamais ! Je ne pourrais jamais tuer quelqu’un…
- Et pourtant, tu as six morts à ton actif, si j’ai bien compté les âmes qui sont arrivées dans mon royaume.
Sous le choc, je trébuchai et m’écroulai par terre. Je réalisai qu’à force de courir, j’avais atteint l’extrémité de la ville. Devant moi, les maisons disparaissaient et les arbres agrémentaient le paysage.
- Qu’est-ce que tu dis ? murmurai-je.
- Tu croyais sérieusement que lancer des boules de feu était inoffensif ?
- Je…
- Ce que tu peux être innocent ! C’en est dégoûtant…
- Ce n’était pas intentionnel !
- Je ne crois pas que les militaires ou des juges l’entendent ainsi. Maintenant, tu as renforcé la réputation qu’on faisait de toi. Tu n’as plus le choix, maintenant ! Tu dois fuir…
- Mais où ? Tous les pays de cette planète vont me rechercher pour me tuer. Je n’ai nulle part où aller…
- Il est temps pour toi de te documenter sur l’histoire et la géographie de ce monde… En attendant, laisse-moi prendre le contrôle.
- Qu’est-ce que tu…
- Tu n’as pas le choix de toute manière.
Je sentis une force invisible s’emparer de mon esprit, et soudain je n’eus plus le contrôle de mon corps. Celui-ci se mit rapidement en marche vers une destination inconnue. Sous le choc, je ne m’intéressai même pas au lieu où la Mort me menait. Toutes mes pensées étaient concentrées sur les meurtres que j’avais commis.
- Ne t’en fais pas, au début, c’est dur, mais tu t’y feras au fur et à mesure.
- Il n’y aura pas de prochaine fois ! protestai-je. Je ne veux plus jamais tuer quelqu’un !
- Dis-toi que c’était de la légitime défense. Ce concept, ça marche souvent chez les jeunes tueurs. « Ce n’était pas ma faute, je n’avais pas le choix. » Si ça peut t’aider dans l’acceptation de ta nouvelle condition de tueur en série…
- ARRÊTE !!! criai-je soudain.
La voix de la Mort se tût, quelque peu impressionnée, du moins je l’espérais. J’en profitai pour continuer :
- En effet, ce n’est pas ma faute : c’est la tienne. Avoir l’esprit de la Mort en moi a dû m’influencer d’une quelconque manière. A présent, je ferai attention, je ne tuerai plus personne. Trouve une autre personne si tu n’es pas satisfait de moi. Cela m’arrangerait plutôt bien, d’ailleurs.
- C’est bon, tu as fini ta révolte d’adolescent ? A moi de parler maintenant. Moi aussi j’aimerais bien partir, à vrai dire je déteste être enfermé dans ce corps. Seulement, pour cela, il faudrait que tu meurs. Et je pense que, contrairement à ce que tu crois, je ne risque pas de m’ennuyer avec toi. C’est pour ça que j’essaie de te sortir du pétrin dans lequel tu t’es fourré. Bien sûr, me diras-tu, il serait plus simple de te laisser mourir, pas vrai ? J’ai bien conscience de baser ta vie sur une supposition, mais vois-tu, j’ai l’éternité devant moi, alors…
- Je ne suis qu’un passe-temps, c’est ça ?
- Un passe-temps agaçant, mais oui, si tu veux.
Je restai silencieux un moment, puis demandai :
- En somme, ou je meurs, ou je suis obligé de te supporter ?
- Exactement. Si tu veux te suicider, je ne t’en empêcherai pas. Mais pour moi, le choix est vite fait. Tu verras, je ne suis pas si énervant que ça…
- Où m’emmènes-tu ?
- Dans un endroit où tu seras tranquille pour réfléchir à ton nouveau statut de meurtrier. C’est ce que tu voulais, non ? Maintenant, dors.
Sans le vouloir, je plongeai dans un profond sommeil, alors que mon corps continuait à marcher inlassablement vers un lieu inconnu…
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