Chapitre 2
Cela fait maintenant plusieurs minutes que je m’observe dans la glace. Je fais peur à voir : les joues creusées, le teint pâle, le regard fatigué, et une fine cicatrice parcourt ma joue gauche. Mes cheveux bruns tombent dans mes yeux sombres, rajoutez à ça une barbe de quelques jours et vous devinerez que ma tête aurait de quoi faire peur aux enfants.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Encore. Des cauchemars s’emparent de moi dès que j’ose m’endormir, et je me réveille immédiatement en sursaut. Les démons du passé resurgissent et resserrent leurs griffes autour de moi. Si seulement il existait une potion d’amnésie, n’importe quoi qui pourrait me faire oublier… Mais à quoi bon ? Et puis, c’est ce passé qui – aussi horrible soit-il – a fait de moi un Assassin.
Je me détourne finalement du miroir, dégoûté par mon propre reflet. La nuit tombe lentement sur Paris, et mon appartement s’assombrit de plus en plus, mais je n’ai pas envie d’allumer les lumières. La première journée est passée péniblement. Tout à l’heure, la télé a annoncé le « meurtre sanglant du grand et célèbre ingénieur Varose. Un acte terroriste barbare dont les auteurs seront condamnés. Trois suspects ont déjà été interpellés. » L’écran affiche les visages de parfaits inconnus. Sûrement des types que la BAR avait à l’œil depuis longtemps. Je ne vais pas les plaindre.
Je m’affale dans le sofa et ferme les yeux sans tenter de dormir. Demain je pourrais enfin retourner au QG, je n’ai aucune envie de rester cloîtré chez moi sans rien faire. Je sens que la nuit va être longue.
Le lendemain, j’arrive au QG dès dix heures du matin. Je mets rapidement mes vêtements d’Assassin, sans oublier de m’équiper de ma lame secrète ainsi que de mes deux épées, même si je ne vais pas m’en servir. Lors des entraînements, on se sert d’épées en bambou, des shinai. On ne fait pas de Kendo, mais ces épées encaissent très bien les chocs. Je vais dans la salle d’entraînement où Ombre est déjà en train de frapper un mannequin. J’ai rarement eu l’occasion de la voir se battre, et je dois avouer que c’est plutôt impressionnant. Son style ressemble à de l’escrime, dans la précision de ses gestes en tout cas. Lorsqu’elle entend la porte se fermer derrière moi, elle se retourne, légèrement essoufflée.
— Oh, te voilà Sabre. Tu es en avance, cela fait à peine dix minutes que je suis arrivée.
— Je ne t’avais jamais vu à l’œuvre. Mais tu sais bien te battre, lui dis-je en désignant le mannequin d’un signe de tête.
Les coins de sa bouche esquissèrent un sourire – ce qui était déjà beaucoup. Puis Ombre leva son shinai vers moi.
— C’est bien d’admirer ton maître, Sabre, mais tu dois maintenant le surpasser.
— « Maître » ? Tu es bien prétentieuse, et Patriarche alo-
Une douleur fulgurante au sommet de mon crâne interrompt ma phrase. Ombre ramène son arme près d’elle tandis que je titube.
— Tu parles trop. Bats-toi !
Elle s’élance vers moi. Par réflexe, j’arrive à parer son arme. Je fais immédiatement tournoyer mon shinai pour le faire passer au-dessus de sa « lame ». Je donne un coup dessus pour lui faire baisser sa garde et tente un coup d’estoc. Elle parvient à le dévier. Elle fait une frappe verticale, et je fais à nouveau tourner mon arme d’un geste rapide et pare son coup. Je l’entraîne dans mon élan et son shinai se retrouve entièrement à ma droite, la pointe touchant presque le sol. Je tente à nouveau de l’atteindre en visant son menton, mais elle parvient encore à dévier mon coup.
Nous nous battons ainsi pendant un long moment. Elle visant des points précis, et moi faisant tourbillonner mon arme sans cesse pour créer une sorte de « mur protecteur » quasi impénétrable. Je dois avouer que ça fonctionne mieux quand j’ai deux épées. Je fais un bond en arrière pour esquiver une attaque au niveau du bassin, quand on entend la porte se refermer. On se tourne en même temps pour apercevoir Patriarche qui nous regarde. Nous le saluons aussitôt.
— Cela fait plusieurs minutes que je vous observe en train de vous battre. Sabre, je dois dire que tu manies très bien l’épée, c’est un véritable don. Quant à toi, Ombre…
— Je me débrouille mieux avec une dague ou une aiguille. C’est plus léger et plus précis.
— Exactement. Mais tu comprends qu’il est nécessaire de savoir se battre à l’épée quand il le faut.
— Oui, Chef. Je m’entraînerai plus sérieusement à l’avenir.
— Ce n’est pas ce que te demande Patriarche, tu sais, lui dis-je. Tu dois juste savoir manier une épée, tu n’as pas à exceller avec.
Elle se tourne vers moi et je vois dans ses yeux que j’aurais mieux fait de la fermer.
— Qui es-tu pour savoir ce que veux notre Chef ? Tu n’as ni sa force, ni sa sagesse, tu n’es qu’une nouvelle recrue, et même avec tout l’entraînement du monde tu n’arriveras jamais à la cheville du Chef. D’ailleurs, quand tu parles de lui, il faut dire « Chef », et non « Patriarche ».
— Pourquoi ? répondis-je. S’il a un nom de code, c’est bien pour l’utiliser, non ? Comme nous tous !
Elle s’apprête à répliquer lorsque Patriarche intervient.
— Il suffit ! Vous allez devoir vous entendre, car j’ai décidé que vous formeriez un binôme. Que vous le vouliez ou non, vous travaillerez ensemble à partir de maintenant.
— Mais, Chef…
— Sabre n’a pas totalement tort, tu sais, Ombre. Ta force est dans la précision, alors je te demande d’exceller dans les armes légères, mais comme je l’ai dit tu dois savoir te débrouiller avec une épée. Mais tes armes de prédilection doivent rester la dague et l’aiguille.
Elle s’incline, sans oublier de me fusiller du regard.
— Oui, Chef.
— Maintenant suivez-moi, dit-il en ouvrant la porte de la salle d’entraînement. Je dois vous confier votre première mission.
Nous le suivons jusqu’à la salle de réunion, qui est aussi la salle où Patriarche – pardon, Chef – nous donnes nos missions. Il contourne la table toujours aussi bien éclairée, fait dégager un tas de papiers pour avoir la place de poser ses coudes, s’assied et nous fait signe de nous asseoir à notre tour.
— J’ai une mission importante à vous confier, Sabre, Ombre. Cet homme que vous avez assassiné il y a deux jours, Varose, venait de mettre au point une machine qui pourrait nous causer des problèmes à l’avenir. Et quand je dis « nous », je ne parle pas seulement de l’Ordre, mais de tous les citoyens de Paris, que dis-je, de France. Il les nomme « Drones de Gestion Comportementale », soit DGC.
— A quoi ça sert ? je demande.
— J’allais y venir, Sabre. Laisse-moi terminer. Ces DGC, donc, sont des drones chargés de traquer, repérer et appréhender les criminels. Ils sont auto-alimentés et connectés au réseau national de la BAR. Autant vous dire que si ces machines sont fabriquées en séries, la BAR aura des yeux et des oreilles partout, et plus personne ne sera à l’abri.
Cependant, un de mes contacts m’a assuré qu’il pourrait savoir où la BAR allait établir une usine de DGC. Je vous envoie donc tous les deux auprès d’elle pour recueillir ces renseignements. Je compte sur vous : sur le long terme, nous pourrions aboutir à une alliance avec elle, ce qui ne serait pas négligeable car elle a sous contrôle tous le quartier des Halles.
— Elle ? remarqua Ombre. Qui est ce contact ?
A ces mots, Patriarche pinça des lèvres. Un léger – mais alors très léger – sourire contorsionna les coins de sa bouche.
— Les habitants la nomment Dame Élise. Il s’agit d’Élise de Lys, une aristocrate du quartier des Halles.
— Pardon ? Une aristo ? s’exclame Ombre.
— On va devoir travailler avec cette… dis-je sans trouver d’insulte appropriée.
— Eh oui, Ombre, vous allez devoir coopérer « avec cette… ». Dame Élise est de notre côté. Maintenant, avant que vous ne partiez, j’ai quelque chose à te donner.
J’ai à peine le temps de m’étonner que Patriarche, enfin Chef, fouille dans une poche intérieure de son manteau avant de me tendre une simple feuille de papier. Je l’interroge du regard avant de la saisir. Je sens quelque chose me couper le pouce sur toute la longueur, et la douleur me fait lâcher la feuille. Mon sang a taché quelques papiers sur la table, et je sens la douleur battre dans mon pouce. Ombre saisit soudain mon poignet avant de passer un bandage autour de la coupure. Tout ceci me porte à croire que c’était prévu.
— A quoi ça rime ? je demande avec un soupçon de colère dans la voix.
— Je viens de t’accorder le don des Assassins, légué par nos ancêtres. Il ne se manifestera pas tout de suite, mais il te sera très utile lors de tes missions.
— Qu’est-ce que ce « don » ?
— Je te laisse le découvrir par toi-même. Maintenant, rendez-vous dans le quartier des Halles pour rencontrer Dame Élise. J’attends de vous des informations sur cette usine de DGC.
— Oui, Chef, dit-on en chœur Ombre et moi en saluant Patriarche.
Il doit être environ quatorze heures lorsqu’on arrive au quartier des Halles. Après avoir parcouru les rues pendant quelques minutes encore, nous parvenons finalement au manoir de Lys. La pluie continue de s’acharner sur la ville et nous portons tous les deux nos capuches, ainsi que des foulards pour cacher nos visages. Ombre frappe la porte de l’imposant bâtiment avec le heurtoir en forme d’aigle. Un majordome nous ouvre presque aussitôt ; je remarque immédiatement qu’il n’a pas le teint cireux ni les joues creuses que possèdent habituellement les domestiques des aristocrates. Et il n’est pas habillé de haillons non plus. Décidément, cette Dame Élise a l’air de sortir du lot.
— Nous venons rendre visite à Dame Élise de Lys, déclare Ombre.
— Qui dois-je annoncer ? demande le majordome.
Ombre et moi échangeons un rapide regard.
— Nous sommes des amis de Patriarche, dis-je. Nous sommes envoyés par la BAR pour discuter de l’usine de DGC.
— Vous ne portez pas les uniformes de la BAR, remarque l’autre.
— Nous… Avons pensé que ces vêtements seraient plus appropriés pour rendre visite à Dame Élise.
Bon sang, même moi je n’y croirais pas. Le majordome passe quelques secondes à réfléchir en remuant sa moustache et en nous fixant alternativement, Ombre et moi.
— Je regrette, dit-il enfin, mais…
— Fais-les entrer, Arthur ! crie une voix derrière lui.
Il ouvre alors la porte en grand tout en s’inclinant.
L’intérieur du manoir est somptueux et chaleureux. Les murs en bois sombre sont couverts de tableaux et parsemés de fenêtres cachées derrière des rideaux rouge foncé. A notre gauche se trouve une porte menant sûrement, d’après l’odeur, aux cuisines, et à notre droite, un boudoir avec des fauteuils à l’aspect très confortable, une petite table basse recouverte de livres, et une énorme cheminée dont les flammes éclairent faiblement cette partie de la pièce d’un orange chaud. Devant nous, un grand escalier recouvert de moquette rouge mène à l’étage supérieur, dominé par une grande fenêtre et encadré d’une porte de chaque côté.
Et c’est sur cet escalier que se tient Dame Élise. Une jeune femme à l’allure majestueuse, une coiffure complexe d’un roux éclatant se terminant par une natte bouclée sur son épaule, des yeux verts vifs et perçants, un visage fin très légèrement maquillé. Elle porte une légère robe en soie aux fioritures dorées.
Je la reconnais aussitôt.
Ombre s’incline légèrement et me donne un discret mais douloureux coup de coude dans les côtes pour que je fasse de même. Je relève discrètement la tête pour voir Dame Élise nous fixer longuement. Puis, après un long moment, elle nous dit :
— Relevez-vous, gardez vos capuches et suivez-moi.
Il n’y avait rien de froid dans sa voix, elle n’avait pas haussé le ton, mais pourtant l’autorité dans sa façon de parler nous fait nous relever presque aussitôt. Nous la suivons dans les escaliers, puis nous tournons à droite avant d’entrer dans une pièce plus petite mais tout autant somptueuse que la précédente. Il y avait un bureau derrière lequel se tenait un fauteuil pour Dame Élise, et un simple siège en face pour quiconque devait s’entretenir avec elle, le tout était éclairé par la faible lumière pourpre de la fenêtre dissimulée derrière un rideau.
— Asseyez-vous.
On se regarde avec Ombre, puis je lui enjoins de prendre la chaise. Je reste debout, et par habitude je me mets en position de salut, comme si j’étais devant Patriarche. Nous la regardons anxieusement ranger quelques papiers avant de s’asseoir, toujours avec élégance. Puis elle ouvre un tiroir, fouille dedans pendant quelques secondes, et le ferme avant de poser deux anneaux dorés sur le bureau. Ils représentent des aigles aux ailes écartées.
— Portez ces anneaux, dit-elle. Les prochaines fois que vous venez, montrez-les à Arthur. Il vous laissera passer sans poser de questions.
Nous prenons les bagues et les mettons à l’annulaire de notre main gauche. Étrangement, elles nous vont parfaitement. Dame Élise joint les mains au-dessus de son bureau avant de poser sa tête dessus, tout en nous regardant.
— Maintenant, je vous demanderais de ne plus parler de Patriarche en-dehors de ce bureau. Les espions de la BAR ne sont jamais loin.
— Pardonnez-moi, dis-je. Cela ne se reproduira plus.
— Bien. Il m’a contacté récemment pour me parler d’une usine de DGC, et je subodore qu’il vous envoie ici pour avoir des informations.
Nous voyons dans son regard qu’il ne faut pas répondre ni l’interrompre.
— Il se trouve qu’une ancienne usine désaffectée est en travaux depuis quelques mois, et une de mes sources connaît le superviseur des travaux, un certain William Darier. Selon elle, il ne se sépare jamais des plans lorsqu’il travaille sur un bâtiment, même dans sa vie privée.
— Nous devons donc le tuer et vous rapporter les plans ?
Elle me lance un regard noir. J’ai l’impression d’avoir dit une bêtise, pourtant j’étais sûr que c’était ce qu’elle attendait de nous.
— N’êtes vous donc qu’une brute assoiffée de sang ? Je croyais que les Assassins devaient être discrets. Non, il n’y aura nul besoin de le tuer. Il doit se rendre aujourd’hui au Louvre. Dans une heure, plus exactement. Trouvez-le avant qu’il n’entre au musée et volez-lui les plans. Ensuite, apportez-les moi. Je saurais quoi en faire.
— Très bien, dis-je en me tournant vers la porte.
— Nous devrons faire attention, Sabre, me dit Ombre. Le Louvre est sous surveillance de la BAR depuis les attentats de 2031. Si un seul d’entre eux nous voit, c’est fichu. Et si Darier nous repère…
— Cela n’arrivera pas, affirmais-je. Nous y allons, continuais-je en m’inclinant en direction de Dame Élise, aussitôt imité par Ombre.
— Je vous attendrais, nous répond-elle.
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