Chapitre 3
La pluie s’est légèrement calmée lorsqu’on arrive devant le Louvre. La foule se presse pour se réfugier à l’intérieur du bâtiment que le temps n’a pas épargné : les murs se sont dégradés, sans compter la partie qui a explosé en 2031. Depuis, la BAR le surveille et quadrille le secteur sans relâche. D’après ce que me dit Ombre, beaucoup d’Assassins initiés ont été capturés ici, ou pire, tués. Nous grimpons sur le toit du café au nord et observons la foule qui s’étire de l’entrée du Louvre jusqu’à la pyramide. Il doit y avoir un sacré événement aujourd’hui pour qu’il y ait autant de monde ici.
— Comment allons-nous repérer notre cible là-dedans ? je lui lance.
La foule devant le musée est si dense qu’elle ne semble former qu’une seule masse dans laquelle il suffit d’entrer pour s’y noyer.
— Il est là-bas, me répond-elle calmement en me tapant sur l’épaule.
Elle pointe son doigt en direction d’un homme assez âgé habillé d’un ancien imperméable sombre. J’aperçois un rouleau de papier dépasser un peu de sa poche. En un clin d’œil, il disparaît dans la foule et je le perds de vue.
— Bon, je pense qu’il vaut mieux que j’y aille, commence Ombre. A moins que tu ne veuilles y aller à ma place ?
— Non, vas-y, je l’ai déjà perdu de vue, lui dis-je tout en appuyant sur mes yeux avec la paume de mes mains. Je crois que je commence à avoir la migraine, finissons-en vite.
— D’accord. Toi, reste ici, et fait de ton mieux pour surveiller les environs. Si la BAR s’approche trop près de moi, descend d’ici et assassine-le.
— Bien compris.
J’ai à peine le temps de répondre qu’elle est déjà descendue du toit et s’avance tranquillement dans la rue en fendant la foule en direction du musée. Je la perds déjà de vue après quelques secondes d’inattention. Je me demande vraiment comment elle peut avoir repéré notre cible d’ici, et surtout comment elle arrive à le garder en vue.
Mais ce n’est pas ma mission. Je dois surveiller les alentours. Une patrouille de la BAR passe à quelques mètres de la foule, mais elle ne s’y plonge pas. Une autre, juste en dessous de moi, se contente d’observer de loin. Après une petite minute, j’en vois une troisième qui vient de l’est et fonce tout droit vers le musée. Mon regard suit leurs mouvements et les dépasse légèrement : j’aperçois un petit cercle qui s’est formé autour d’un homme. Pas besoin d’être très futé pour savoir qu’il s’agit de Darier. Soit Ombre s’est fait repérer, soit l’autre s’est juste rendu compte qu’il n’avait plus les plans dans sa poche. Vu l’absence d’une deuxième personne dans le cercle, je pencherais pour la deuxième option.
Ma migraine empire – ma vue se trouble et s’assombrit par moments. J’ai l’impression que je vais m’écrouler d’une seconde à l’autre, et une horrible envie de vomir fait des va-et-vient dans mon estomac. Mon sang bat dans mes tempes et tambourine mon crâne avec une telle puissance que j’ai l’impression que ma tête va exploser. Les sons s’estompent autour de moi et peu à peu je ne vois rien d’autre que le bord du toit sur lequel je me tiens. Tout devient plus sombre : les tuiles, le ciel, les nuages, tout est noir. Une voix semble crier quelque chose au loin, mais je ne l’entends plus. Une autre douleur m’indique que je suis tombé en arrière, et j’entends quelqu’un d’autre hurler, un homme. Je mets plusieurs secondes à me rendre compte qu’il s’agit de ma voix, et que j’ai les mains plaquées sur mes yeux. La douleur est insoutenable.
— …br… abre ! appelle l’autre voix.
Quelqu’un écarte mes mains de force et un cri de peur se mêle au hurlement de douleur : une grande ombre bleue est penchée vers moi, mes mains sont entièrement blanches – pas seulement elles, mais aussi mes vêtements, alors que mon manteau est rouge. Les lumières émises par ces couleurs semblent s’intensifier à chaque battement de paupières.
Puis, peu à peu, la douleur et la lumière s’estompent. Les couleurs normales commencent à revenir, et je reconnais l’ombre bleue qui est penchée vers moi : c’est Ombre. Elle me regarde d’un air inquiet tandis que j’arrête de hurler. Je prends une bonne minute pour respirer, mon envie de vomir a disparue et la douleur s’est totalement arrêtée. Tout est revenu à la normale. Enfin.
— Sabre, comment tu te sens ? demande Ombre.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Ton cerveau est en train de s’adapter au don que nous t’avons confié. Ce sera douloureux au début, mais on ne fait généralement que deux ou trois crises comme la tienne. Ensuite, on peut l’utiliser comme on veut.
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— Nos ancêtres le nommait « Vision de l’Aigle ». Tous les Assassins le possèdent, il te permet de différencier des amis de tes ennemis. Ce don se transmettait de père en fils, mais avec la quasi-destruction de l’Ordre il y a des centaines d’années, nous avons cherché un moyen artificiel de le recréer. Autant dire qu’il ne faut pas que la BAR mette la main dessus.
— Mais… Mais comment ce truc peut servir à reconnaître ses ennemis ?
— Je te laisserai le découvrir par toi-même. Juste une question : de quelle couleur étais-je ?
Je met plusieurs secondes avant de comprendre de quoi elle parle.
— Bleue… Tu était dans une lumière bleue.
— Alors tout va bien, dit-elle en souriant. Lèves-toi maintenant, j’ai les plans, allons les apporter à Dame Élise.
Elle m’attrape par le bras et me tire vers le haut. Je titube un peu mais constate avec soulagement que j’arrive encore à tenir debout. Je la regarde en demandant :
— Tu as les plans ?
Elle sort le rouleau de la sacoche à son dos.
— Tu me prends pour qui ? Bien sûr que je les ait, je ne serais pas revenue avant de les avoir. Maintenant suis-moi.
Elle descend du toit en s’aidant de la gouttière. Je m’apprête à faire de même lorsque quelque chose attire mon regard : une toute petite lumière rouge, comme lors de ma « crise », qui se trouve sur le toit à l’opposé du café sur lequel je me tiens, de l’autre côté de la pyramide. La lumière disparaît presque aussitôt, alors je retourne près de la corniche et plisse les yeux pour voir ce qu’il y a sur ce toit.
Un homme, vêtu d’une cape noire assez ancienne et d’une épaisse capuche en mailles. Il a l’air baraqué mais agile, comme un Assassin. Il porte de vieilles épaulettes napoléoniennes, et sur les avant-bras des brassards en cuir sur lesquels sont attachées des plaques en métal ouvragées. Impossible de voir plus de détails à cette distance. Il est tourné vers moi et je suis quasiment sûr qu’il m’observe. Après quelques secondes, il hoche la tête avant de se retourner. Et là, je la vois. Sur sa cape, une croix rouge. Celle des Templiers.
Les Templiers sont les ennemis jurés des Assassins depuis la nuit des temps. Ils manipulent les masses et aspirent à diriger l’Humanité vers le progrès tout en lui supprimant son libre-arbitre, de la protéger de ses faiblesses, voire de les éliminer, même si c’est contre notre gré à tous. Ils sont présents partout, et surtout parmi les hauts placés et les aristocrates.
— Sabre ! appelle Ombre d’en bas. Qu’est-ce que tu fais ?
— J’arrive !
Je garde les yeux rivés sur le toit où se tenait cet homme pendant quelques secondes encore, avant de me retourner et d’enfin descendre par la gouttière. A l’instant où mes pieds touchent le sol, Ombre me demande :
— Qu’est-ce que tu fichais là-haut ?
— Rien, dis-je après une demi-seconde de réflexion. Je prenais quelques secondes pour respirer, j’ai encore un peu la nausée.
— C’est passé ?
— Oui, ne t’en fais pas, on peut y aller.
Je ne sais pas si elle me croit, mais elle ne me pose pas d’autres questions. Elle me fixe pendant un moment, puis se retourne et marche d’un pas tranquille vers la demeure de Dame Élise. Je m’empresse de l’imiter en mettant ma capuche.
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