Lettre à Sophie
Ma très chère Sophie,
Depuis que tu as appris à lire, je me sens autorisé à t’écrire cette lettre. Même si tu ne comprends pas tout, tu pourras toujours la relire plus tard, te dire que ton père est vraiment ringard ou gnangnan. Je te dirai : « c’est pas faux ».
À l’heure où j’écris ces lignes, tu dessines sur la table basse, à quelques pas de moi. Tu n’as aucune idée de ce que je fais. Peut-être que tu t’en souviendras, un jour.
Je ne vais pas inutilement faire monter la tension ou faire durer le suspense : je t’aime, mais ça tu le sais déjà. Ta mère m’a souvent rappelé l’importance de te le dire, et je ne m’en suis pas privé. Elle a souvent raison, après tout.
Mais au-delà de ces mots, j’aimerais exprimer et chercher en moi quelque chose de plus authentique, fondamental. Car quand je te regarde, que je vois ton sourire, tes yeux, tes cheveux, il y a un truc en moi qui tremble. Comme un séisme.
J’ai mis du temps à devenir parent. Avant ta naissance, parce que je craignais que ça ne fasse s’effondrer mon monde. J’avais peur de ce que j’allais perdre, de ce qui allait changer. Puis ta venue a été une évidence, quand nos envies ont convergé, avec ta mère, j’avais oublié mes craintes et je me suis jeté tête la première dans le chaos.
Tu fus ceci : un chaos, du moins au début. Jamais autant je n’ai fait confiance à mes ressentis et abandonné ma névrose de contrôle. Heureusement que ta mère était là avec moi.
Maintenant, plus de six ans ont passé, et je ris en y repensant. Tu as été ma plus grande peur et mon plus grand apaisement, l’inconnu terrifiant et la plus pure certitude de mon existence.
Tous les jours, tu me rends humble face aux préjugés que j’avais sur la vie, la paternité, l’enfance. Sur toi. Et j’ai autant d’amour pour toi que j’ai de peur. Ton dernier anniversaire m’a angoissé, et le prochain me terrifie. Je sais que pour toi une année c’est une éternité ; pour moi c’est déjà plus rien du tout. Parfois le soir quand tu t’endors, j’aimerais te réveiller, continuer à te lire l’histoire de Peter, cet enfant qui sait comment ne pas grandir, qui a échappé au Grand Gourmand : le temps. Ta mère reçoit ma peur, la partage, et m’en décharge un peu. Demain, tu seras plus grande d’un jour.
Le temps et le changement qu’il amène m’a toujours paru être l’ennemi ultime. J’essaie de le prendre avec philosophie, me dire que plus tu grandis, plus tu t’approches de la perfection. Mais il y a en moi ce gamin qui hurle, car il voit, impuissant, le temps implacable qui t’éloigne de moi, peu à peu, depuis ta naissance.
Chaque regard nouveau que tu portes sur le monde m’émerveille autant que toi ; j’ai l’impression de redécouvrir l’existence avec toi. Parfois, tu pointes quelque chose du doigt, et tu m’expliques la vie. Je n’ai pas honte de dire que tu es mon institutrice.
Quand tu pleures, mon cœur se brise. Quand tu ris, ce sont les plus beaux instants de ma vie. Quand tu es hors de mon champ de vision, je ne pense qu’à te rejoindre.
J’ai peur aussi que tu oublies tout ça, ce que je te dis, ce que j’imagine que tu ressens. C’est aussi pour ça que je l’écris. Si tu cries sur moi un jour, que tu penses que je ne t’aime pas, tu sauras en lisant cette lettre que si, toujours.
Tu es la réponse à tout, Sophie. Merci.
Ton papa.
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