03
– Déjà on frotte, délicatement, lentement, on prend soin de la surface. Comme si je m’occupais d’une femme, tiens ! expliqua Ivan.
– Il y a un verbe pour ça : caresser, bougonna Éléna.
– Oui, si tu veux. Je caresse la surface. Après il faut souffler, alors je souffle ; mais pas trop fort, hein ? Pareil que si on s’évertuait à refroidir une soupe, sauf que là c’est pour permettre l’envolée des dernières poussières.
– Quel manque de subtilité, ça “déclenche” l’envolée, c’est plus parlant, prit-elle un malin plaisir à ne pas aller dans son sens.
Ivan fronça les sourcils, mais ne se démonta pas et continua sans broncher :
– Ensuite, j’en arrive à l’importance du pinceau ! On frotte les symboles, comme ça : d’avant en arrière. En tout cas, du moment que les dernières particules bien ancrées se détachent, tu pourras opter, Éléna, pour "on les astique", "on les brique" ou "on les gratte", bon prince que je suis, le choix t’en revient !
– On les peint ! trancha-t-elle un brin sarcastique. Voilà, prince de mon..., la formulation dont je me serais servie ; aie donc un peu une âme d’artiste, sois un brin poétique... si tu en es capable.
Ivana gloussa, puis remit de l’ordre dans leur enfantillage avant que ça ne dérape :
– N’avez-vous pas fini de vous chamailler ? Ivan, applique-toi ! Éléna, concentre-toi et commence donc à déchiffrer.
Ivan s’exécuta et s’appliqua donc à la tâche ; de mauvaise grâce, Éléna rappela qu’elle n’était pas prête à coopérer :
– Je suis votre experte pour la traduction, c’est moi la spécialiste, si je ne veux pas décrypter, décoder, déchiffrer et bien... et bien je ne traduirai rien ! Alors je RE-propose que nous nous occupions déjà des alentours.
– Éléna la chiante dans toute sa splendeur ! s’énerva cette fois-ci Ivan.
– Je t’emmerde !
– Oh ! Vous arrêtez tout de suite ! les sermonna Ivana d’un ton ferme n’appelant aucune contestation.
Surpris par cet éclat de voix inhabituel, tous deux sursautèrent, se turent et s’épièrent, le temps qu’Ivana monologue :
– Nous avons parcouru des kilomètres, autant en avion, qu’en 4x4, qu’à pied dans ce paysage pour le moins escarpé alors que Dieu sait que je n’aime pas marcher ! Tout ça pour une civilisation utopée dont on ne supposait même pas l’existence il y a tout juste cinq ans ! Et que dire de nos collègues, de nos confrères, en bref de toute la communauté scientifique qui nous prend pour des illuminés fanatiques en mal de buzz ! Aujourd’hui, alors que, je pense, soyons lucides, il s’agit de notre dernière chance, aussi bien parce que notre mécène va nous couper les vivres que parce que, soyons-en bien conscients, nous n’avons plus d’autres pistes, nous sommes sur le point de tout relancer, de tout prouver, nous sommes peut-être, Éléna, avec cette stèle-dalle-pierreuse, à l’aube d’une… d’une… d’une…
– Dommage sœurette, sans cette hésitation, tu tenais un discours lyrique de toute beauté, se régala de préciser Éléna.
– Nous sommes à l’aube d’une découverte monumentale ! lui vint en aide Ivan.
– C’est ça, je m'étais perdue, mais c'est ça ! Nous sommes peut-être sur le point de voir tous nos efforts récompensés ! Éléna, j’ai tellement peur que ces dernières années n’aient servi à rien, alors s’il te plaît, ne gâche pas tout, partage notre joie, notre enthousiasme, fais fi des protocoles, pour une fois abstiens-toi des règles et plutôt que de tout répertorier, au lieu de nous occuper des tâches ingrates, qui au passage peuvent bien attendre, employons-nous à résoudre ces mystérieux symboles !
Éléna hésita un instant, pesant le pour, le contre, luttant contre sa nature méthodique et sa perpétuelle droiture. Elle tergiversa et, radoucie, s’expliqua :
– Je ne veux pas jouer les rabat-joies, pas avec vous, nous sommes solidaires et nous vivons cette aventure depuis…
– Cinq longues années, insista Ivan.
– Déjà cinq années, oui… acquiesça Éléna, soudain pensive. Cinq années d’exaltations… et de tant de désillusions. De tant de renonciations... cinq dures années.
Ivana saisit la main de sa sœur, sachant les sacrifices qu’elle avait dû réaliser pour qu’ils en arrivent à ce jour précis, la lui serra en guise de soutien et lui adressa un doux sourire empli de connivence. Éléna se dégagea, pas méchamment, juste un peu gênée par ce geste de tendresse spontané. Elle baissa la tête et précisa :
– Ivana, tu sais, c’est justement pour ne pas tout gâcher que je ne veux rien omettre, que je ne veux pas me précipiter. Ces symboles… je veux… je voudrais… j’en ai déjà identifiés certains mais…
Ivan se rapprocha d’elles et, à son tour, rassura sa belle- sœur :
– Éléna, on n’a plus rien à perdre, ok ? Nous sommes là, juste nous trois, en plus au beau milieu de nulle part, alors on se fait les symboles et on avise !
Éléna releva la tête, sourit, expira et capitula :
– Alors j’exige le privilège de la gourde !
– Adjugé ! s’écria Ivana soulagée.
– Te voilà gourde officielle ! proclama Ivan… fier de lui.
Affligées, Ivana et Éléna le regardèrent et exprimèrent leur désarroi par un profond soupir.
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