04
– À ton tour, tu verses l’eau tout doucement et…
– Ivan ! le coupa Éléna.
– Oui, ok, tu sais faire, en convint-il.
– Miracle, figure-toi que je sais, oui, verser de l’eau sur une pierre, tout aussi dalle-stèle soit-elle.
– Faut pas non plus que ça éclabousse, que tout soit immergé ou que…
– Ivan ! l’arrêta cette fois-ci Ivana.
– Ok, j’ai compris, vas-y.
– Juste avant… commença Éléna.
– Oh non, ne te remets pas à douter, on y va ! la pressa-t-il.
– Non, non, t’inquiète, je vais le faire. Mais sortez tout de même l’appareil-photo.
– Pas bête ! Ivana, tu peux t’en charger ? Le Canon est dans mon sac.
Ivana ricana, secoua la tête et se lança dans un débat technologique :
– Hors de question que je me serve de ton truc ultra-perfectionné aux douze milles boutons, aux trois cent soixante-dix-sept options, au préréglage interminable, tout ça pour une qualité similaire à mon brave Samsung !
À l’évocation d’un simple téléphone portable, Ivan tiqua :
– Non ! Non, non, tu ne peux pas me dire ça. Tu ne peux pas comparer les deux, il n’y a rien de comparable. C’est comme mettre face-à-face une… un vélo et une Ferrari ! Je suis d’accord les deux vont avancer mais tu comprends bien que ça n’a rien à voir, hein, ma puce ?!
– Je comprends que j’aurai une photo parfaite avec mon Samsung, et une parfaite, mais parfaitement chiante à prendre, avec ton Canon.
– J’hallucine, c’est…
– Oh ! C’est moi qui hallucine ! intervint Éléna. Je veux juste quelques clichés, de simples images, oubliez même ma remarque sur l’art, on ne va pas faire dans le conceptuel, le contemporain ou je ne sais quoi... S'il vous plaît, juste quelques photos, est-ce trop vous demandez ?
Ivan réfléchit à la question sans paraître totalement convaincu ; Éléna en remit une couche :
– Ivan, pour les techniques plus poussées on verra plus tard. On s’était mis d’accord, on se concentre sur la traduction des symboles.
– Hum...
– Puis de toute façon rassure-toi, je compte bien par la suite rapporter cette pierre au labo. Et là tu auras le droit à toute la batterie de rayons, à la panoplie de lasers, à l’imagerie la plus high-tech du moment, et tutti quanti.
– N’empêche que…
– Samsung adjugé ! se réjouit Ivana.
– Non… tout n'est pas argumenté, le Canon est quand même...
– Samsung adjugé ! le coupa encore Ivana.
– Oui, mais...
– Oui mais stop ! Samsung adjugé ! clôtura Ivana.
Ivan, oubliant où il se trouvait, croisa les bras, superposa sa lèvre inférieure sur la supérieure, inclina la tête et se perdit, le regard vide, dans ses pensées.
À voir Ivan ainsi boudeur, Éléna n’en crut pas ses yeux mais, plutôt que de le sermoner, de l'asticoter, même si l'envie l'en démangeait, elle choisit d'être rassurante et le consola :
– Ivan ?
– Oui ?
– Dans dix minutes, peut-être sept, tu prendras toi-même ton appareil, tu retourneras même remplir la gourde si tu veux, et tu pourras passer une heure, voire deux, à photographier la pierre, ses contours, chaque symboles, dans tous les sens. D’accord ?
– Oui, je… oui, je ferai ça.
– Ivana, prête ?
– Samsung ready à filmer !
– Un film ?! se scandalisa Ivan.
Cette fois-ci un profond soupir d'impatience se fit entendre. Ivan se ressaisit :
– Ok, soit, filmons la scène, allez savoir de toute façon s’il ne va pas se passer un truc magique, on ne sait jamais, filmons donc pour la postérité Youtube !
– Tout à fait mon amour, de la magie, car souviens-toi que ce peuple ancien a mystérieusement disparu et que toute trace de leur culture semble avoir été effacée avec soin… peut-être à l’époque par peur… ou peut-être pour protéger les générations futures… nous savons maintenant tous les trois que leurs cultes et leurs mythes ont causé bien des souffrances, ont occasionné de nombreux morts, ont affolé leurs plus féroces ennemis et sont à l’origine de légendes plus horribles les unes que les autres ! La sorcellerie qu’ils employaient, sous fond d’occultisme démoniaque, serait de nos jours qualifiée de satanique ! Ne sous-estimons donc pas la trame fantastique qui revient systématiquement sur le tapis et qui semble comme… embrumer ce peuple. Alors oui, mon amour, je filme au cas où… au cas où il se passe un truc magique !
Entendre sa bien-aimée si exaltée, remémora à Ivan leurs débuts, leurs enquêtes, leurs travaux, leurs études; il se souvint du côté parfois dérangeant de ce peuple oublié, se rappela avoir parfois hésité, s’être demandé plus d’une fois s’il n’aurait mieux pas valu, finalement, tout laisser tomber, ne plus creuser, ne pas chercher et laisser enfouis à jamais les obscurs secrets. Mais la raison l’avait rattrapé, car après tout la magie n’existait que dans les contes ; athée, il ne comprenait pas la vénération religieuse et ses dérives fanatiques ; réaliste, il savait que d’autres tribus avaient idolâtré des dieux tout aussi néfastes sans pour autant déclencher de terribles malédictions ; et, rationnel, il était convaincu que tout pouvait être expliqué par un raisonnement scientifique. Alors il avait persisté, galvanisé par sa douce Ivana, motivé par son effroyable belle-sœur adorée et surtout, surtout, il n’avait pu se résoudre à tout abandonner car, au fond de lui, il se savait gagné par la frénésie, tellement excitante, qu’augure le plaisir additionné de la recherche et de la découverte.
Un temps s'écoula, pendant lequel Éléna les observa : comme ils étaient pensifs, passionnés, heureux d’être ici à savourer l’attente précédant l’allégresse de la révélation à venir. Bien décidée à les sortir de leur rêverie, elle sut quel sujet aborder :
– Et ce sera toujours mieux que votre sextape !
– Hey ! s’offusqua Ivan de retour à la réalité.
– Je te rappelle que tu n’avais pas à fouiller dans mon portable, Éléna ! réagit aussitôt Ivana.
– Portable négligemment laissé chez moi avec pour code… hum… ta date de naissance. Mais c'était nettement plus difficile à trouver que ton précédent quatre fois zéro.
– Tu n'avais pas à me le prendre, encore moins à t'essayer de trouver mon code !
– Techniquement, ta soeur n'a pas dû beaucoup essayer, elle connaît ta date de naissance...
– Tu la défends maintenant ?!
– Pas besoin de me défendre, tu ne peux t'en prendre qu'à toi, tu n'avais qu'à pas le laisser trainer !
– Je ne l'ai pas laissé traîner, je l'ai oublié !
– Techniquement, on ne peut pas dire qu'il y ait beaucoup de différence...
– Ivan !
– Tu l'as laissé chez ta sœur alors que vous veniez de vous ennivrées !
– Tu insinues que c'est de ma faute, c'est ça ?!
– Je n'insinue rien.
– Tant mieux !
– Rien que ce que tu veux comprendre.
– Redis-le voir ?!
– Il n'a pas tort, oui j'étais ennivrée, et tu m'as tentée avec ton téléphone alors que mon état décisionnaire était faible.
– Mais ça n’a rien à voir, ton état n’excusait rien ! s’emporta Ivana.
– Bien sûr que si, j’étais désinhibée, et par ta faute : TU m’avais servi de TON alcool fort apporté à MON domicile, alors que j’allais ce jour là m'installer devant la télé.
– Alors que tu déprimais, oui ! J’étais venue te réconforter et tu m’as trahie ! Tu n’avais pas à regarder mes vidéos privées ! PRIVÉES !
– Tu NOUS as trahis ! virevolta soudainement Ivan.
– Tu as de belles fesses, Ivan. Et que dire de…
– Oh, Éléna ! C’est de mon homme dont tu parles !
– Tu vois où tu nous as menés, et où tu nous mènes encore, ma chérie.
– Tout doux sœurette, ton homme, je le complimente, vraiment, sincèrement, et je ne mâche pas mes mots il a une impressionnante…
– Éléna ! hurla Ivana.
– C’est bon, c’est bon, je rigole, si on ne peut plus rigoler… Tu sais très bien que j’ai tout de suite stoppé votre petite vidéo d’amateurs un peu gauches. Ça ne me donnait même pas envie. Je n’ai rien vu, affirma-t-elle un grand sourire aux lèvres et l’œil pétillant.
– Techniquement, en tant que scientifique, impressionante...
– Ivan ! hurla Ivana.
Bien qu'amusée de la tournure des évènements, et pas mécontente d'énervée sa sœur, Éléna jugea que le temps imparti à la rigolade était terminé ; mais pas sans une dernière remarque :
– Promis, je n’ai rien vu… promis, presque rien… trois fois rien… en fait pas grand-chose. Je ne suis pas… si perverse ! Vous avez vraiment une drôle d’opinion de moi, dites donc ! Vous devriez avoir honte ! Pour qui me prenez-vous ?!
– Ivana, ne me dis pas que ta sœur est en train de rejeter la faute sur nous ?
– Éléna, je ne crois pas que tu sois en position de nous faire culpabiliser !
– Bon, attention, je vais verser ! coupa-t-elle court à la conversation.
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