19
Après quelques pansements, une bande, du désinfectant qui occasionna maintes plaintes, protestations, jérémiades et deux-trois larmes, Ivan, ainsi soigné, se dressa devant les restes sanguinolents de feu corbeau :
– Bah dis donc, tu ne l’as vraiment pas loupé. Tu t’es sacrément acharnée sur lui.
– N’est-ce pas ta femme qui râlait à cause du petit caillou que tu lui as lancé ?
– As-tu vu la pierre avec laquelle tu l’as… explosé ! Tu aurais même pu me faire mal !
– Tous les deux vous étiez des agresseurs ; moi, j'ai agi légalement, dans un cas prévu par la légitime défense, plaida Ivana.
– N’empêche que tu l’as tué.
– N’empêche qu’il est mort.
– N’empêche qu’il n’avait rien demandé à personne…
– N’empêche qu’il était là, pépère, tranquille, peinard…
– Et que maintenant…
– Maintenant il est mort.
Ivana les laissa causer ; puis n’oublia pas de leur rappeler qu’elle n’avait pas apprécié, mais alors pas du tout, les cailloux jetés :
– C’est ça, oui, je vous applaudis ! Bravo, bravo, amusez-vous, gaussez-vous, n’empêche qu’agresser les oiseaux je ne suis pas forcément prête à vous le pardonner !
– Il était fou !
– Ça, Ivan, d'où tu étais lorsque tu as balancé ton projectile, tu ne le savais pas !
– Maintenant que je le sais, ça devrait quand même tout changer.
– Ça ne change rien !
– Et bien ça devrait ! persista-t-il.
Ivana lui asséna un regard noir ; très noir. Ivan comprit qu’il était peut-être plus intelligent, voire judicieux, de faire amende honorable :
– Bon, je ne le referai plus. Je m’excuse. Pardon d'avoir...
– Oui ? Continue, je suis tout ouïe, le pressa Ivana.
– Intéressant, je suis curieuse de voir jusqu'où il va pouvoir se rabaisser, pensa, à haute et intelligible voix, Éléna.
– Éléna tu te tais et tu le laisses parler ! C'est entre lui et moi, ton tour viendra juste après.
– Mon tour ? Je ne l'ai même pas touché ! Je ne sais même pas viser ! se défendit-elle aussitôt, quelque peu surprise du ton employé par sa sœur.
Ivana lui adressa un regard noir ; juste un poil moins noir que celui adressé à Ivan. Éléna sut immédiatement qu'il était grand temps pour elle de se montrer sage et raisonnable :
– Je regrette mon geste, et je regrette sincèrement que ton idiot de mari se soit mépris sur mon intention première. Ivan, pourquoi as-tu visé ce pauvre corbeau ? Vois-tu où nous en sommes maintenant ?!
– Je... je... mais je n’y crois pas...
– Réponds ! le brusqua Ivana.
– Je... oh, puis merde : je m'excuse, je suis un nul, un idiot, une triple andouille, je n'ai pas réfléchi parce que mon cerveau Cro-Magnonesque n'est pas très évolué et que ma perception des choses est souvent limitée par mon incapacité à anticiper les conséquences de mes actes, récita-t-il d'une traite.
Ivana resta silencieuse à le fixer tandis qu'Éléna hochait la tête, impressionnée par son habileté à s'avilir.
– Je voulais juste les faire bouger un peu. Avoue qu’ils avaient l’air… bizarre à nous regarder ainsi, non ?
Ivana se détendit, ne put qu’acquiescer :
– Moui…
– Moi, intervint Éléna, je trouve qu’ils nous épiaient, comme s’ils attendaient quelque chose.
« Non, mais surtout prenez votre temps, hein, on n’est pas aux pièces. Un millénaire que j’attends, moi. Deux, vous êtes sûrs ? Tant que ça ? Le temps passe vite… On ne peut donc plus dire que quelques minutes, secondes, heures vont changer grand-chose. Je peux certes bien attendre. Mes petits corbeaux peuvent attendre aussi. Ne nous impatientons pas. Prenez tout votre temps… Je ne voudrais pas vous perturber, allez-y, papotez. Ce n’est certes pas comme si nous étions proches du but. Tout proche. Ce n’est pas comme si une pierre formidable était en partie traduite. Faudrait peut-être voir à tout récapituler, pour résoudre le mystère, non ? Non ? Plus tard ? Plus tard… »
– En attendant je ne les vois plus, fit observer Ivana en portant son regard loin autour d’elle.
– Je ne les entends même plus, renchérit Éléna.
– À croire que mon petit caillou les a dérangés et que ta grosse pierre les a définitivement fait fuir, conclut Ivan.
– Quelque chose me dit qu’ils reviendront, répliquèrent d’une même voix les deux sœurs.
« Sans blague ! Qu’est-ce qu’elles s’imaginent, qu’ils vont rester au-dessus de ce nuage, derrière cette butte, silencieux et discrets à jamais ? Mais quelles greluches ! »
– Pas frangines pour rien ! Mais avouez que vos paroles sonnent comme une sombre prémonition.
« Sans blague à nouveau ! Qu’est-ce qu’il croit, que mes petits corbeaux vont revenir tout contents, tout guillerets, pour leur faire des frisous-frisas ? Ducon encore ! »
– Sinon, le problème corbeau étant résolu, on se résume la pierre ou… proposa Ivan, fatigué, espérant intérieurement qu’ils puissent s’arrêter là pour aujourd’hui.
– Tout ça m’a usée et il commence à faire bien noir. Je pense qu’on devrait monter les tentes, choisit Ivana.
– Oui, j’en ai ma claque, cette journée m’a crevée, et après quatre années passées sur ce projet…
– Cinq, Éléna, corrigea Ivan.
– Cinq ? Tu es sûr ? Tant que ça ? Le temps passe vite… Quoi qu’il en soit, une soirée de plus ne changera pas grand-chose. Nous pouvons bien nous reposer un peu.
« Non mais… Non. Si ? Sérieux ? Sont sérieux là ? Toute l’excitation autour de cette pierre, ma pierre, ce qu’ils en ont déduit, ils vont le remettre à… demain ? Vraiment ? Certes, soit, remettons ça à demain. »
– Et comme le dit le sage sage : « toujours repousser à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ! » s’amusa Ivan.
– Ivana, à la popote, Ivan, les tentes, je me charge de l’apéro ! décréta, sans discussion possible, Éléna.
« Comme c’est dommage, vous avez vu, aujourd’hui j’étais de bonne humeur, dans de vraies bonnes dispositions. Disposée à… m’amuser, rigoler, pardonner. Gracier.
Vous prenez un réel risque, demain je serai… revancharde, grincheuse, belliqueuse. C’est inévitable ! »
« Mère, mère, mère s’amuse.
Mère, mère, elle abuse,
Mère, mère, trop patiente,
Mère, mère, si clémente !
Mère, mère, mère attend,
Mère, mère, c’est maintenant,
Mère, mère, qu’on les veut,
Mère, mère, leurs deux yeux !
Mère, mère, mère espoir,
Mère, mère, plus qu'un soir,
Mère, mère, libérée,
Mère, mère... déchaînée ? »
« Plus qu’un soir mes bébés, et demain sera un autre jour. Une dernière nuit, à les bercer, à leur parler, leur souffler aux oreilles. Une dernière nuit à les orienter. Et demain mes bébés, demain, avec vous, mon règne commence. »
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