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Le choc fut violent.
Mais les douleurs, les traces et les conséquences se résumeront en définitive à quelques bleus.
Avant cela, tous deux opéreront une démêlade minutieuse digne d’un jeu de Mikado, puis s’évertueront à répéter quelques étirements rallongés en vue de détordre muscles et tendons.
Insuffisant, d’où la nécessité de craquages ordonnés d’os, en guise de reboitements placebos, et d’où le besoin vigoureux de secouages de têtes et de rapides clignements de paupières, pour chasser les papillons mirifiques et permettre aux étoiles de filer.
Pour parfaire le tout, terminer par un auto-massage nécessaire – ou deux – afin d’étaler et faire pénétrer une pommade, invisible, mais bénéfique, qui se verra apaiser et soulager le corps endolori.
Voilà, le tour est joué. Le tour est joué pour l’ensemble. L’ensemble des deux corps.
Mais pas pour une partie particulière qui ne se contentera malheureusement pas de quelques bleus.
Une partie bien précise qui gardera à vie séquelles et cicatrices de ce piètre élan de sauvegarde.
Car lors du choc, la pointe, du couteau tenu par Ivana, ciblait, sondait, l’index de la partie particulière : sa main gauche.
Au moment du choc, la main droite et le cerveau d’Ivana auraient pu s’associer pour que, dans un réflexe de pur protectionnisme survivaliste, elle desserre son emprise du manche du couteau.
Celui-ci, alors lâché, dans l’idéal, serait tombé au sol, sa lame se plantant en terre. Selon toute vraisemblable probabilité, il serait plutôt tombé à plat, au sol, et aurait été oublié quelques minutes, jusqu’à ce que chacun retrouve ses esprits.
Avec un peu de malchance, ce même couteau lâché se serait embrouillaminé dans le méli-mélo de corps, dans le fouillis des vêtements débraillés, sans blesser qui que ce soit.
La poisse claquant des doigts, prenant en compte ce peu de malchance, un trou dans un vêtement aurait été la conséquence dudit couteau lâché, et des soucis de couture auraient constitué tout le fond du problème.
La guigne réclamant sa part, réveillée par l’appel de la poisse, la réaction en chaîne n’aurait été autre qu’une incision, qu’une lacération plus ou moins infime sur une partie de peau ; une goutte de sang aurait pu perler.
La mésaventure frappant à la porte, considérant la ration de la guigne et interpellée par la poisse, la lame se serait enfoncée dans un membre, un flanc, entre deux côtes ; un filet de sang aurait pu s’épandre.
Le destin, s’appuyant sur la mésaventure, se justifiant de la guigne, du côté de la poisse, se référant à la malchance, aurait dû vouloir, exiger, réclamer, au moins un mort ! Avec un mauvais destin, aidé de ses alliés, la pointe se serait alors figée dans un organe vital ; un sang épais et visqueux aurait pu s’écouler en une sombre flaque.
Ce ne fut pas le cas, ce ne fut le cas de rien de tout cela. Ni malchance, ni poisse, ni guigne, ni mésaventure et, heureusement, ni destin ! Car il n’y eu pas l’évidente association cerveau-main. Ivana ne fonctionna pas ainsi, elle ne lâcha pas le couteau.
Poussée par le poids d’Ivan, venu s’empaler sur elle, la main droite d’Ivana trouva refuge, dans un pur réflexe tétanique, sur le manche du couteau.
Le couteau alors bien tenu en main, agrippé, harponné, cramponné, suivit d’une façon toute naturelle l’angle de la poussée :
La pointe râpa sur le bout de l’index gauche. Se glissa sous l’ongle. À partir de là, ledit index gauche servit d’autoroute, d’axe fluide et sans encombre vers lequel s’engouffrer en toute zénitude.
Bien sûr, avant cela l’ongle sauta ; mais pas d’un coup, il s’arracha gélatineusement de sa chair, se retourna et pendouilla, accroché à un nerf, fort douloureux et récalcitrant, qui luttait pour sa survie et refusait de céder quoi que ce soit. Nerf qui fera reparler de lui par la suite.
Après l’ongle, la pointe évolua le long du doigt, racla une partie de la phalange distale, grava tout l’os de la phalange moyenne, entailla toute la phalange proximale, s’incrusta sérieusement dans le couloir formé par l’éminence thénar et l’hypothénar.
Au ralenti, pour peu que le temps soit pris, une oreille attentive aurait pu entendre et s'émouvoir du son strident émit lors de cette irrémédiable action dégénérative.
En termes nettement moins blasphématoires, le couteau poursuivit sauvagement sa course, saccagea grossièrement le doigt et se fraya vulgairement un chemin entre la ligne de vie et celle du… destin. Destin qui sut au passage pousser un cri fort désagréable, comme s’il s’offusquait qu’on ait pu l’oublier et ne lui donner qu’un rôle moindre.
Le sang gicla. Obligatoirement. Plus que perla. Se répandit, s’épandit, s’épancha. Le sang tant attendu, par le destin, se dévoila.
Malheureusement, durant le choc, les gouttes de sang qui giclèrent prirent, presque par miracle, bien soin d’éviter d’entacher la pierre. La plus proche atterrit, par pure ironique coïncidence, à quatre-vingt-trois millimètres de ladite pierre. Quatre-vingt-trois malheureux millimètres.
Malheureusement aussi, le sang s’écoula, en une petite flaque rougeoyante, du côté naturel de la pente… à l’opposé de la pierre.
Malheureusement donc, la main meurtrie d’Ivana, ensanglantée, ne servit en rien le dessein de la pierre.
Le destin d’Ivana ne se mouilla pas, ne prit pas partie, ne souhaita pas intervenir. Mais, bon joueur, il céda ses droits exclusifs et les accorda à un autre participant : le destin d’Ivan.
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