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Toute cette aventure commença par un doute. Éléna, plongée dans l’Histoire antique des pays de l’est – singulière passion aux yeux de ses proches, dont Ivana et Ivan –, dévorant des livres plus ou moins scientifiques – toute source se doit d'être étudiée –, plus ou moins datés, buta sur un bien étrange détail : la mention grossière d’une importante civilisation jusque-là inconnue. Ça ne resta qu’un doute, un simple doute, une évidente erreur historique, une frasque d’un pseudo-historien désireux de faire parler lui, un appât lâché à tous les complotistes. Fin du doute, la raison l’emporta.

Jusqu’à ce qu’au doute s’ajoute l’intuition. Ce somptueux mélange détonnant, la replongea plus encore – au grand dam de ses proches, dont Ivan et Ivana, attristés de la voir se désocialiser – dans de nouvelles innommables lectures, l’incita à chercher et à fouiller des bibliothèques perdues, à dépoussiérer des rayons en hibernation depuis des décennies, l'entraîna dans des voyages à l'autre bout du monde, la poussa à échanger avec les autochtones locaux. De tout cela, Éléna en tira une anecdote, quelques ont-dits ; des récits indécents, intrigants, impossibles, intéressants ; bref, une légende commençait à prendre forme.

Les indices s’accumulèrent, au point qu’une émergence d’informations et d’irréfutables preuves – pour elle – la persuadèrent de s’impliquer, plus encore, corps et âme, et sans concession, dans ce projet un peu fou.

Dans ses moments de désespoir et de fatigue intense, consciente des limites de la chance et de la bonne fortune, elle se demandait parfois, malgré tout avec humour et dérision, si ses découvertes n’étaient pas l’œuvre, par delà l’au-delà, d’une déesse païenne en proie à la reconnaissance ou, pire, réclamant une improbable résurrection.

Cette déesse se fit plus présente encore, et hanta son esprit, à partir du moment où elle apparut succinctement dans de sombres écrits et où les conversations se murèrent, se figèrent, à son évocation.

Cette obsédante déesse engendra insidieusement bien des sacrifices.

Cinq années en arrière la vie d’Éléna était parfaite, agréable, huilée et bien réglée. Aujourd’hui, ses confrères la reniaient, ses finances l’effrayaient, elle en négligeait sa santé, son petit-ami du moment, une fois l’ultimatum promulgué (lui ou son travail, lui ou sa misérable déesse) et balayé, s’était résigné et avait jeté l’éponge, sa vie amoureuse – pour ne pas dire sexuelle – était devenue monastique et ses amis, ses bons amis, ses amis d’enfance, uns par uns s’étaient évanouis. Sa déesse et ses recherches devinrent l’œuvre de vie, ses seules véritables obsessions.


Sa sœur, inquiète de ce changement de vie, soucieuse de cette déchéance, resta à ses côtés et à son écoute. D’abord confidente, Ivana la conseilla, essaya de la tempérer, la remua, la réfréna, la bouscula. S'agaça. Devant le fait accompli, à son tour elle capitula face à son ubuesque entreprise.

Quelques mois s'écoulèrent, rongée par les regrets, déterminée à ne pas la lâcher, Ivana revint à la charge... à l’improviste pour une soirée bien arrosée. Alors survoltée, enjouée, elle se jura de lui faire ouvrir les yeux et de ne jamais plus la quitter ! 

Les jours suivants, au triste constat de voir Éléna débordée, fatiguée, courir en tous sens, fidèle à sa promesse, elle lui proposa son aide. L'aide se polongea, perdura, s'éternisa… tant et si bien qu’un miraculeux mécène accepta de les financer… elles deux !

La première catégorique réaction d'Ivana fut de refuser ; persuasive, Éléna sut la convaincre.

Tout s’enchaîna : dans un premier temps simple assistante, Ivana se retrouva surchargée de travail au point qu’elle envoya balader tous ses autres projets – finalement tellement moins exaltants –, qu’à son tour elle s’isola et que, dorénavant enthousiaste et convaincue de leurs progrès, elle prit le même chemin que sa sœur. Les recherches sur ce peuple mystérieux devinrent ses seules véritables obsessions.


Sans même une dispute, sans jamais le moindre reproche, Ivan l’encouragea et la soutint dans cette folie. Il s’occupa de tous les à-côtés, géra tous les moindres soucis, pour qu’elles puissent s’investir à fond sans jamais être dérangées. D’abord heureux de voir sa femme – sa chère et tendre – s’épanouir, il regretta rapidement le manque de reconnaissance ou parfois de petites attentions ; il sut ne pas lui en faire part.

Malin, bien décidé à ne pas être mis sur la touche, pressé de retrouver sa moitié, sa complice, son amie, dans son encéphale supérieur germa un plan ingénieux : qu’elles le veuillent ou non, il serait le troisième mousquetaire ! Et pas le moindre, d’Artagnan ! Il ne leur avoua jamais que l’idée géniale lui était venue après une soirée de déprime, passée seul à boire, passablement éméché, devant le film culte "Deux garçons, une fille, trois possibilités".

Ivan devint donc le troisième mousquetaire – dans son dos surnommé Porthos – et après tous ces mois en leur seule compagnie, à voir se concrétiser leurs objectifs, il fut persuadé du bien fondé de ce qui était devenu, pour lui aussi, plus qu’un travail, une passionnante aventure. Les obsessions de ses deux complice devinrent les seules siennes.


Aujourd’hui, tous trois se trouvaient en ce lieu déserté de toute présence humaine. Consécration de tant de minutieuses, rigoureuses et heureuses recherches.

Le travail, donc, la chance, en partie, le sort, le destin ou autre chose de plus énigmatique, les avait amenés devant cette pierre ; indéfinissable structure qui posait là devant leurs yeux ébahis, épiait les palpitations de leurs cœurs et s'ouvrait à toutes les supputations, suppositions ou possibilités. Allaient-ils être déçus ?

N’allait-elle être que l’ultime vestige d’une culture à jamais perdue ? Que signifiait-elle ? N’était-elle qu’une primitive représentation artistique ? Ne serait-elle qu’un panneau directeur grossier ? Leur ferait-elle l’affront de n’être qu’un message d’amour griffonné par deux tourtereaux en mal de chêne où graver leurs initiales ? Ou allait-elle être plus ? Beaucoup plus ?

Ou était-elle pire ? Allait-elle être pire ? Bien pire… réelle malédiction, mise en garde ou diabolique incantation ?


L’eau coula sur les symboles et en fit ressortir leur relief. Le vent se leva, ils frissonnèrent. Au loin, de sinistres croassements - prémonitoires ? - se firent entendre.

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