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« Comment va ? demande Joël à Hirsute en lui secouant la main.

— Coucis couçà, je ne sens plus mes jambes. Hirsute tapote son mollet avec son doigt et frissonne. Tu as déjà eu la sensation de fourmis dans un membre ?

— Des fois, quand je m’endors sur mon bras. C’est très désagréable, non ?

— Plutôt. J’ai l’impression que des millions d’insectes arpentent mes muscles et alourdissent mes pas. Le médecin avec la charlotte ne m’a même pas donné de chaise roulante, comme si j’allais être capable de marcher tout seul après avoir été vidé de mon sang.

— C’est un imbécile.

— Je ne sais pas. Ses gestes avaient l’air très précis. Je lui ai fait confiance dès la première incision.

— Mais tu es toujours aussi rouge du visage (Joël fait une moue de je-te-l’avais-dit.)

— M’en fiche, j’aurai essayé. Je voulais être sûr qu’on ne pouvait rien y faire. Et puis l’autre homme-charlotte m’a fait une remarque.

— À propos de quoi ?

— De mes cornes, figure-toi. Ça m’a perturbé.

— Faut pas s’en faire. Ce ne sont que des cornes. Presque tout le monde en a.

— Mais pas comme les miennes, selon le médecin. Il dit qu’il n’en a jamais vu de pareilles. Il dit que je devrais consulter.

— Il ne dit que des conneries, l’homme-charlotte. Elles sont très bien tes cornes. Joël prend une longue inspiration. Tu veux que je te ramène ? Tes jambes tremblent tellement que j’entends tes os cliqueter. »

Hirsute accepte. Joël le prend dans ses bras et ils s’envolent tous les deux loin de la clinique.

Francis, depuis son lit, observe la fenêtre. Il aperçoit les deux hommes voltiger dans les cieux que le crépuscule empourpre. Cela ne le surprend même pas. Il se croit de nouveau mort, et il est heureux.

Mais bientôt des pas résonnent dans le couloir. On toque à peine, on entre en trombe et on fait rouler le lit du patient jusque dans une autre salle. On appuie sur un interrupteur, un néon glacé crépite et éclaire la pièce d’une lumière blafarde.

Francis, sur son lit, regarde autour de lui et n’aime ni le blanc des murs ni le blanc des meubles. Lui a vu le vrai blanc. Une couleur indéfinissable — en Ailleurs, le blanc était une couleur. C'était un blanc chaud.

Il ne remarque même pas l'arrivée d'un homme avec une charlotte qui, à peine entré, saisit une paire de scalpels et découpe en finesse de petites parcelles de la peau du patient.

« Ça va, depuis l’accident ? demande posément le médecin.

— Je vous cherchais, dit Francis. Pourquoi m’avez-vous sauvé ?

— Je ne suis qu’un des acteurs de votre salut. Celui - ou plutôt celle - qui vous a sauvé, c’est d’abord une femme qui passait dans la rue et a vu une grosse Ford renverser un piéton. Elle a très vite appelé la clinique. Nous avons pu agir en conséquence.

— Eh bien je vous dis merde, à chacun d’entre vous. Surtout à cette femme qui a eu le culot de prévenir les secours. J’étais bien là où j’étais.

— Où étiez-vous ? demande t-il en découpant quelques doigts d’une des mains de Francis.

— Ailleurs. L’Ailleurs. Mon Ailleurs. Je ne pourrais pas vous expliquer, c’est assez compliqué. Tout ce que je sais, c’est que j’aurais dû y rester ; mais on me trifouille les organes, on me brûle avec des fers à repasser et on m’arrache de ce monde vaste dans lequel je vivais une jouissance inouïe. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez de moi, à condition que je meure. Vous avez fait tomber un pied, là. »

L’homme en charlotte se baisse et ramasse le pied, qui glisse dans ses doigts et retombe sur le carrelage blanc avec un bruit de pied coupé qui tombe. Il laisse le membre au sol.

« De toute manière, je n’ai que faire d’un pied.

— Permettez-moi de vous poser une question, dit Francis avec curiosité.

— Je vous en prie.

— Qu’est-ce que vous êtes en train de faire, au juste ?

— J’essaie des choses.

— Ah. »

Francis avale un peu de salive.

« Tant que cela implique ma mort, je ne vous retiens pas.

— Je suis médecin, pas boucher. »

Il tâtonne dans un tas d’instruments et en sort une massue, avant de reprendre.

« Mon but n’est pas de vous tuer, mais de vous garantir une vie saine. »

Il tape un grand coup sur le genou de Francis. Soudain, une infirmière arrive en trombe dans la pièce et chuchote très rapidement quelque chose au médecin. Francis reste allongé. Il n’a même pas envie de savoir de quoi il s’agit. Plus rien ne lui importe, hormis sa mort. Le médecin et l’infirmière finissent par sortir de la salle au trot.

Francis est tout seul.

Il saisit une paire de ciseau et s’ouvre délicatement la gorge. Un filet de sang dégouline sur ses épaules. Il a manqué la jugulaire. Il effectue une seconde incision, décisive, efficace. Cette fois, une oasis pourpre jaillit sous son menton. Il espère avoir gagné son ticket pour l’Ailleurs.

Mais les minutes passent et rien ne se passe. Il a beau se vider de rouge, l’étreinte funèbre semble désintéressée. Qu’est-ce qu’elle attend ? se demande Francis, joignant ses mains à la manière d’un macchabée. Il essaie de fermer les yeux, de couper son souffle, de se déguiser en cadavre. Il se cache de la vie, combat l’existence, refuse l’être : que faut-il faire pour qu’il meure ? N’est-il pas assez ouvert, découpé, torturé ?

Le médecin revient. Il voit Francis inerte, couvert de sang, un pied en moins, les cuisses râpées, le genou brisé. Il se demande s’il est trop tard, s’il est mort. C’est fort possible, se dit-il en prenant le pouls du patient.

Francis ne bouge pas. Quitte à jouer le rôle, autant le faire jusqu’au bout. Le rideau ne se refermera que la pièce finie. Il essaie de contracter son cœur, de le faire taire. Puis il se rend compte qu’il ne bat même plus.

Son corps a cessé de fonctionner. Le médecin note la date et l’heure du décès. On le recouvre d’une bâche bleue.

C’en est fait de l’enveloppe, mais la lettre de ses pensées continue de s’écrire furieusement. Une fois enterré, il se promet de chercher le moyen de retourner en Ailleurs, et pour de bon.

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