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Hirsute regarde par la fenêtre. La nuit a grignoté ce qu'il reste de jour. La lune se prélasse dans sa mer d'encre de Chine, dévoilant aux yeux de tous la nudité de ses multiples cratères. Certains ressemblent à deux gros globes qui scrutent Hirsute. Celui-ci ne peut s'empêcher de frissonner. Sa rencontre avec le pianiste le tourmente. Quel était ce monde étrange, où tout est possible ? Qui était ce jeune garçon, las de son existence dans les limbes ? Des questions, des questions, des questions par milliers ; et il fallait encore mourir, mourir pour tenter de graver la tombe de Francis.
Le faux-défunt est allé chercher le pistolet. Cette fois, plus question d'échouer. Il faut trouver Daniel, lui arracher la moelle de ses os, puiser au plus profond de son corps l'essence de l'Ailleurs.
C'est un voleur, voilà ce que c'est, pense Francis à l'armurerie. La boutique meurtrière est ouverte à toute heure. Il faut pouvoir tuer quand on en a envie. Le scintillement azur de son spectre ne semble pas choquer l'espèce de thanatopracteur qui lui propose plusieurs armes, un grand sourire sur les joues.
Une fois le bon pistolet acheté, il faut aller très vite. Remonter la route jusque chez Hirsute - le mieux est de mourir chez soi, appuyer sur la détente et...
Attendre.
Francis, devant le cadavre de son ami, compte les secondes. Une. Deux. Cinq. Dix. Il lui semble qu'une heure s'est écoulée, alors qu'il se décide à appeler les secours pour ne pas perdre son ami pour toujours. L'ambulance couine, on trimballe Hirsute sur un brancard, on dit que tout ira bien, monsieur. La route jusqu'à la clinique est longue. Les roues font du sur-place, c'est sûr. On n’avance pas, Hirsute est inconscient, qui sait si on pourra le sauver ?
Le verdict est tombé. Hirsute est plongé dans le coma. La balle du revolver a traversé telle ou telle partie du corps, ce qui a entraîné ceci, pour enfin nécroser cela. Les mots défilent dans les oreilles de Francis.
Pour lui, tout aurait dû être simple. On aurait ramené Hirsute, qui aurait réussi ce qu'il avait à faire, et ainsi de suite.
Alors, Francis attend. Il attend un gros mois que son ami se réveille. Tout ce temps est vain. On lui conseille d'abandonner, de tout arrêter, de tuer Hirsute.
Francis attend encore. Un an passe. Puis un autre, et encore un autre. Chaque seconde constitue une espérance. C'est maintenant qu'il va se réveiller, je le sens... Et finalement, les paupières restent closes. L'ami demeure inerte, et on lui en veut de ne pas réagir aux mots les plus doux, de ne pas ouvrir les yeux, de ne pas dire merci. Pourquoi dors-tu, Hirsute ?
Trente ans. Des milliards de secondes qui se brisent sur le sol, à coup de conseils des médecins. Trente ans à attendre, et un jour, Hirsute se réveille. C'est tout bête, il fallait juste être patient depuis le début.
Francis ne peut s'empêcher de sourire. Voir les yeux de son ami éclore, rien n'est plus beau, rien n'est plus séduisant. Hirsute semble perdu. C'est normal, après tout ce temps. Francis vient lui tapoter amicalement l'épaule. Mais il voit que quelque chose ne va pas.
« Je… je…
— Ce n’est pas grave, dit Francis. »
Hirsute peine à parler. Il aimerait dire ce qui s'est passé, là-haut. Impossible de mettre un mot devant l'autre. Il se sent comme un enfant. La joie de son ami le désarme totalement. Il y a quelque chose de changé chez Francis. Hirsute tourne péniblement la tête, pose son regard sur un calendrier.
« Tr-trente ans ? bégaie-t-il.
— Oui, trois longues décennies à t’attendre.
— M-mais… tu… vivant ? Chair, des os… aïe.
— Oh, ça… »
Francis lève les yeux au ciel, comme si de rien n’était.
« On finit par l’oublier. J’ai passé plus de temps à ton chevet que devant un miroir.
— Mais… tu… ton corps… il était mort ?
— Oui. Je ne sais pas comment t'expliquer. C'est comme si rester près de toi m'avait redonné la vie. Une vraie vie. Quelques médecins qui venaient me voir chaque jour me disaient aussi que quelque chose changeait chez moi. Je ne voulais pas les croire.
— Daniel…
— Ah, lui. Je ne dirais pas que tu as fait tout cela pour rien, mais ces années ont fini par me faire réfléchir sur la question.
— L’Ailleurs…
— Je ne suis plus seul. Francis lui prend la main et la serre doucement. De mon vivant, j'avais peur de la solitude. L'exclusion. Je voulais mourir pour ne plus la connaître. L'Ailleurs était un moyen d'y échapper, d'y renoncer. Maintenant que je suis à nouveau en pleine vie, je connais l'amitié, la compagnie... Je connais mon remède.
— Alors, tu renonces ?
— Non. J’ai compris. »
Et Francis sourit encore une fois, avec une courbe de bonheur si large qu'elle transperce les contours de son visage.
La, sol, ré.
« Daniel ? dit le pianiste. »
L'homme-charlotte est assis sur un tabouret. Il s'accoude à la queue du piano.
« Laisse-moi, soupire-t-il. Tout est d’un ennui, ici.
— Tu n’aimes pas m’entendre pianoter ?
— Tu es mauvais. Tu sais sûrement que je jouais du piano avant qu’on me tue deux fois.
— Eh bien alors ? Tu veux ma place ? Cela fait un temps fou que je suis sur ce fauteuil. »
Le jeune pianiste se lève, libérant le tabouret du piano. Daniel hésite un peu, puis vient faire la rencontre du clavier.
Une noire, une blanche, il saute entre les octaves et se balade sur les pavés de cette promenade musicale. Le jeune pianiste est impressionné.
« Je t’avais déjà entendu jouer, mais jamais aussi bien.
— Pourquoi fallait-il que je meure ? coupe Daniel.
— Et pourquoi pas ? Demande à Hirsute. Demande à ton assassin. Demande à l'émission où tu as gagné tant d'argent, celle qui t'a conduit sur le parvis de la banque. Demande même à ta mère, demande-lui pourquoi t'a-t-elle mis au monde, si c'est pour qu'un jour, un révolver mette fin à tout, gratuitement. Mais ne me le demande pas à moi. Ne me demande plus rien. Mon rôle est terminé. Je suis content que tu sois ici avec moi. Joue encore un peu, c'est très beau. »
Et Daniel se remet à caresser l'ivoire. Les notes coulent et s'étalent en flaques harmonieuses sur le sol. Là-bas, dans la mort la plus funeste, s'exerce un nouveau pianiste, et il joue fichtrement mieux que l'ancien.
Metz, le 16 janvier 2018.
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