Ⅱ
— Bonsoir Jason.
Jason fit un petit signe de tête. C'est qu'il avait devant lui non plus Henry, pompier volontaire, mais Henry, professeur de pyrochromatique — agrégé, s'il vous plaît, même s'il avait perdu son diplôme. La nouvelle hiérarchie de la classe imposait une pudeur à laquelle Jason tenait beaucoup.
Henry posa ses affaires sur la table où se trouvait le nécessaire à bretzels, entre le soda premier prix et les compilations snaquantes en snacks. Il renversa le seul gobelet rempli, au grand désespoir de Jason qui ne montra rien de ses affects, noblesse oblige. Le sirop de cola mousseux crépita sur la nappe en papier. L'auréole brunâtre prenant ampleur, Henry posa quelques serviettes pour cacher et contenir l'accident, puis commença le cours en balbutiant.
— Nous ne sommes pas nombreux.
Jason ne répondait pas, considérant que la parole revenait de plein droit à l'orateur. Henry sortit des feuilles d'une pochette aux coins cornés.
— Faites passez, dit-il en tendant le paquet à Jason.
Jason prit une feuille et, puisqu'il le devait, donna le tas à la table de derrière. Henry s'était rendu compte de l'absurdité. Il souriait à la commissure droite de ses lèvres.
— Bien. Ceci est un document sur les couleurs. Elles y sont toutes répertoriées.
Jason ne révéla aucune once de sa surprise. Toutes les couleurs ? Il retourna la page qui n'offrait qu'un verso vierge. Toutes les couleurs, qui tenaient sur un recto...
— Bien sûr, je n'ai pu imprimer qu'en noir et blanc. La photocopieuse... Enfin, les machines, quoi. Et puis je ne suis pas Crésus.
Il se gratta les cheveux en regardant le faux-plafond moisi.
— Vous n'avez qu'à user de votre imagination.
Toutes sortes de nuances de gris s'offraient à son regard. Cela lui rappela Philips.
— Jason, dit Henry, je n'ai pas envie de faire cours ce soir. Vous voulez rentrer chez vous ? Jason ? Vous levez la main.
— C'est pour répondre.
— Je vous donne la parole.
— Merci. Non.
— Non, pour la parole ?
— Non, pour rentrer chez moi. Vous allez faire cours.
Jason avait pris un ton étrange. Henry le dévisagea.
— Mais... Si je ne veux pas ?
— Pourquoi vous êtes pompier volontaire, alors ?
— Ce n'est pas la question, et puis ici je ne suis plus pompier. Je suis professeur. Rentrez chez vous, je vous dis. Et puis je ne vais pas faire cours à un seul, c'est stupide.
— Vous savez ce qui est stupide ? De ne pas vouloir quand on est volontaire.
— Arrêtez avec vos bons mots !
Jason rougit affreusement. Il sentait qu'il avait dépassé les bornes, et avait répondu sans qu'on lui accordât la parole. Il se jeta aux pieds de Henry et supplia.
— Pardon, pardon, monsieur Henry, je vous ai manqué de respect.
— Mais non, mais non... Relevez-vous, Jason. Vous en faites trop.
— J'en fais trop ? Ah ! Pardon ! Je suis si désolé, si je peux...
— Arrêtez.
Henry leva les yeux au ciel.
— Bon. Vous le voulez vraiment, ce cours ?
— Oh, oui.
— Alors faites moi plaisir et reprenez votre place.
Jason retourna s'asseoir à sa table.
— Bien. Vous connaissez le principe de la pyrochromatique, oui ?
Jason ne répondit pas. Si Henry savait son ignorance !
— Vous n'êtes jamais venu au cours, Jason — vous levez la main.
— Non.
— Vous ne savez pas ce qu'est la pyrochromatique — oui, vous pouvez répondre.
— Si. J'en ai entendu parler... ailleurs.
— Et alors, pourquoi vous êtes là ? — ce n'est pas la peine de lever le doigt.
— J'en ai entendu parler, mais pas de la manière dont vous m'en fîtes compte, tout à l'heure. C'est pour ça que je suis venu.
— Très bien, bien. Alors vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je mette feu au bâtiment ? Jason ? J'attends une réponse.
Mais Jason ne répondait pas.
— Jason, cela vous pose-t-il problème si j'incendie la salle des fêtes d'Ancieux ?
L'élève restait de marbre.
— Jason, je pourrais être un incendiaire. Quelqu'un de dangereux.
Henry observait l'homme qui gardait toute sa contenance. Le sang ne lui montait pas au visage. Son souffle était calme. Il avait le regard fixe du vainqueur.
— Jason, je vais appeler la police.
Il s'empara de son téléphone et composa le numéro à cinquante chiffres réservé aux manies pyromanes. Pendant que le combiné sonnait :
— Jason, est-ce que vous ne répondez pas, parce que je ne vous ai pas donné la parole ?
L'autre se tenait silencieux. Mais la réponse était donnée.
— Putain, Jason, vous m'avez fait peur. Je vous donne la parole.
— Si.
— Il faut me rapeller ma question.
— Si, je vois un inconvénient à ce que vous mettiez le feu.
Henry raccrocha, rassuré.
— C'est... un test que je fais à mes élèves. Finalement, on n'arrête jamais d'être pompier : on doit surveiller les méchants, vous savez. Vraiment, arrêtez de lever la main et prenez la parole. Je vous la donne jusqu'à la fin du cours.
— Oui. Soyez entièrement professeur, et commencez.
Metz, le 31 octobre 2019.
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