Ⅰ
Il aima une femme qui s’appelait Virginie. Le cœur saillant serra son poing tandis qu’il lui parlait, et la rosée nocturne finissait tout juste de s’épandre sur un sol blanc de gelée, à minuit, lorsqu’un coup retentit, dans sa poitrine, qui le secoua de haut en bas, et propulsa ses veines dans un chemin chaud et d’elle languissant.
C’était cela l’amour, pour lui, qu’à la naissance on avait prénommé Gaston. Et quand il quitta Virginie cette nuit-là, en plein hiver, il lui sembla qu’il quittait aussi une partie de sa virilité et que, seule, elle pouvait lui rendre l’homme qu’elle avait dérobé ; un monsieur grand avec le nez qui coule et des cheveux châtains.
Le lendemain Gaston téléphona. Elle répondit en utilisant sa voix délicieuse. On convint d’un nouveau lieu, d’une nouvelle heure et d’un nouveau braquage de cœur ; Gaston acquiesça sans doute parce qu’il était amoureux, et quelques jours plus tard, ils se retrouvèrent près de Bellecour où ils se firent la cour.
En-dessous de la Statue, elle l’embrassa sur la joue froide et pâle des hommes qui aiment trop pour en garder pour eux. Lui l’embrassa aussi, sur la joue, et saisit des lèvres une fragrance qu’il ne pouvait guère estimer sans se remémorer le parfum de sa maîtresse d’école ; qu’elle lui rappelât la maternelle il n’osa trop le dire, mais il se contenta d’être content, comme un enfant, lorsqu’il lui demanda : Où va-t-on ? Et qu’elle lui répondit : Où tu veux.
Gaston choisit un restaurant dont les prix étaient abordables et il mangea des frites. Virginie avait un steak dans sa grosse assiette d’haricots. Les ventres avalaient avec goût, munis de bouches musclées, et des centilitres de vin rouge avaient formé une petite piscine au fond des estomacs joyeux.
Ce fut alors que Gaston avoua tout, qu’il l’aimait. Virginie fut surprise, car elle toussa son steak dans sa serviette. Tu m’aimes, demanda-t-elle, mais pourquoi ? Parce que tu vas me rendre mon homme, répondit Gaston. Quel homme ? Virginie a dit. Le mien, Gaston a parlé.
Il ne faut pas expliquer au lecteur qu’à cette époque, en cette ville, on avait dans la population la responsabilité d’un semblable, d’une silhouette vivante qu’on appelait « son homme » ou « sa femme », de sorte que ce qui avait semblé à Gaston n’être qu’une hallucination, ce fantômatique dérobage, était en fait un véritable enlèvement qu’il convenait de signaler. Quel est ton homme, dit Virginie, dis-moi ? C’est un monsieur grand avec le nez qui coule et les cheveux châtains, Gaston débita.
La grimace de Virginie n’indiquait rien de bon. Avait-elle enlevé l’homme de Gaston, elle l’ignorait, mais une chose était certaine. Toi, tu m’as volé ma femme, dit Virginie. Et si tu as perdu ton homme, ce n’est pas à cause de moi. Mais dis-moi, tu vas me rendre ma femme pour que je puisse t’aimer ? Je n’ai pas volé ta femme, dit Gaston pour sa défense, je ne vois pas de quoi tu parles. Tu veux donc m’aimer ?
On imagine assez bien nos deux mangeurs qui n’avaient, à ce moment-là, plus rien dans le ventre. Il faut retrouver l’homme et la femme, dit Gaston, sinon je ne peux pas t’aimer. Virginie dit la même chose. On paya la note qui n’était pas très haute avant de partir dans la rue d’hiver où l’on sentait le frimas.
Je ne suis pas bien sûr de savoir où aller, fit Gaston inquiet. Je ne sais même pas par où commencer. La police ? Non, dit Virginie, oublie ceux-là et tous les autres. Il est impossible de retrouver ton homme et ma femme ; il est trop tard. Il faut en trouver de nouveaux.
Le froid ne garantissait rien quant aux passants. Peu de gens marchaient. On ne trouvait personne, et Gaston et Virginie avaient furieusement envie de s’aimer l’un l’autre. Dans ces conditions pressantes où la nécessité voulut qu’on perdît toute patience, nos deux héros décidèrent d’un commun accord de fabriquer de nouvelles personnes dont ils auraient l’entière responsabilité.
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