Chapitre 34
Alice et moi déplaçons le canapé dans ma chambre. Il prend toute la place, de sorte que je peux à peine atteindre mon bureau – c’est certain, Flynn sera incapable d’essayer de sortir de cette pièce sans me réveiller au passage. Mes mères apportent des couvertures et Nicole demande à Flynn de la suivre dans une pièce de la maison qu’elle a aménagé pour servir de bureau.
— Tu sembles moins angoissée, dis-je à Alice alors qu’on le regarde entrer dans la maison.
On rejoint la salle de séjour de la dépendance. Sans le canapé, elle semble tout à coup bien vide.
— Honnêtement, dit-elle, je suis soulagée que tes mères soient au courant. J’essayais de garder espoir, mais je croyais pas trop à ses chances de réussir son sevrage avec juste nous deux.
Ça m’arrange qu’on soit sur la même longueur d’ondes. Néanmoins, je ne peux pas m’empêcher de songer aux regards de mes parents. Elles sont déçues par mon attitude. Elles auraient voulu que j’aille les voir directement, et c’est la première fois que réalise que mes problèmes quotidiens sont beaucoup plus mâtures. Au revoir les petites fêtes d’ados, et bonjour la responsabilité. Si être adulte signifie s’embourber dans des histoires de drogue et d’alcool, je ne suis pas sûr d’aimer grandir.
Jusqu’à quel point ai-je encore besoin de mes parents dans ma vie ?
— Je vais rentrer, soupire Alice en récupérant son sac, je dois me coucher tôt pour demain.
— Demain ?
— Oui. On est lundi, demain, tu as lycée et tes mères travaillent. Comme je fais mes cours à domicile, je vais être la seule à pouvoir surveiller Flynn.
Elle a l’air d’angoisser à cette perspective autant qu’elle l’apprécie.
— C’est vrai, soupiré-je. J’y avais pas pensé.
En regardant Alice partir, je me demande du même coup pourquoi Nicole était au travail un dimanche soir. Si elle est aussi débordée que ça quelques semaines après avoir emménagé, j’imagine que ça va être un gros coup de devoir s’occuper de Flynn avec nous.
De nouveau, je me sens mal et inquiet pour mes parents. Mais en même temps, je ne me vois vraiment pas laisser tomber Flynn. Aussi désagréable a-t-il été avec moi depuis qu’on se connaît, je ne peux pas me résoudre à lui fermer ma porte au nez.
Un centre médicale aurait été la meilleure option pour lui, mais je repense à la mort de ses parents, trois ans plus tôt, et au temps qu’il a passé chez les Pacat depuis. Décevoir Sabine et Stéphane semble le terroriser davantage que souffrir, ou même mourir. Cette peur, je la partage pour mes propres mères. C’est quelque chose que je comprends, et ça me réconforte dans mes décisions.
Alors que je prépare à manger, m’efforçant de trouver un truc que Flynn pourrait avaler, mon téléphone sonne. C’est un message de Lista.
Comment ça se passe, avec Flynn ?
Mes lèvres se retroussent en un petit sourire. Même si elle ne l’apprécie pas plus que ça, elle s’inquiète. En même temps, on a pas été très discret ce soir. J’espère que nos histoires n’ont pas alerté tout le quartier.
Je suis encore en train de discuter avec elle, les plats prêts à être mangés, quand Flynn revient, escorté par Périne. Je lui montre la nourriture et il se met à table sans faire preuve de beaucoup d’appétit.
— Maman, dis-je avant que Périne ne reparte.
Elle s’attarde dans l’entrée. Je m’avance hors de portée de voix de Flynn, et lui fais part de mes inquiétudes :
— Je suis désolé d’avoir mentis. Je m’en veux d’avoir trahi votre confiance.
Maman a un sourire doux.
— Ne t’inquiète pas, Joshua, tu ne nous a pas déçu… Enfin pas trop.
Elle a un petit rire, et caresse ma joue du bout des doigts.
— On oublie que tu as grandis, parfois. Tu es devenu un homme trop juste pour laisser tes amis se débrouiller quand ils ont des problèmes. C’est une grande qualité, et ta mère et moi sommes heureuses de la manière dont tu réagis. On aurait simplement préféré que la situation ne soit pas aussi incertaine, et dangereuse.
Elle me souhaite bonne nuit en plaquant un rapide baiser sur ma joue, et traverse le jardin pour rentrer dans la maison. Je referme la porte et rejoins Flynn, un peu rasséréné.
— Alice est parti ? Demande-t-il alors que je m’assois de l’autre côté de la table.
Je ne crois pas avoir plus d’appétit que lui. Je me demande si je ne devrais pas emballer les assiettes et les mettre au frigo.
— Oui, elle revient demain matin, avant que je parte au lycée.
Flynn hoche la tête, sans faire de commentaire.
Au bout de quelques minutes de silence gênant, il parle de nouveau :
— Je suis fatigué, et je vais sûrement être un vrai connard ces prochains jours, alors je veux te dire maintenant que je suis conscient des sacrifices que tu t’apprêtes à faire. Merci.
Nos regards se croisent, je lis la sincérité dans ses yeux. Ça le démange de le faire, mais il me remercie vraiment pour l’aide que je lui apporte. Ce qui me donne la sensation d’être un escroc, car entre Nicole et Alice, c’est clairement pas moi qui donne le plus de ma personne.
J’accepte néanmoins ses remerciements, parce que je sais que ce seront les seuls avant un bon moment. Je l’oblige à avaler quelques bouchers, boire un peu, mais n’insiste pas au moment où des hauts-le-cœur le reprennent. On décide alors d’aller se coucher.
Je ne dors pas beaucoup. Les yeux fixés sur le plafond, je guette la respiration de Flynn. Au bout d’un moment, je crois discerner une différence dans son rythme, et je devine qu’il s’est endormi. Mais il a le sommeil agité, marmonne parfois des mots inintelligibles. Pour le coup, je m’inquiète vraiment pour lui. Ce n’est que le début, et j’ai la sensation de n’avoir encore rien vu de ce qu’il va subir. Ça, ça me fait vraiment flipper.
Dès que Alice arrive le matin, je cours jusqu’à ma voiture et passe prendre Lista à l’arrêt de bus, hors de la vue de ses parents. Pour la première fois depuis que je sers de chauffeur, elle s’assit devant et on ne s’arrête pas dans la rue de Jérémy, ce qui signifie sans doute qu’ils ne se sont pas reparlés depuis samedi soir.
Arrivés sur le parking, Lista me suit sans un mot. Je lui propose de rejoindre le groupe de Audra et Déborah, et elle acquiesce silencieusement. Les filles sont surprises de nous voir juste tous les deux, après que Jérémy et moi nous sommes battus à sa fête. En quelques mots, Lista explique qu’ils ne sont plus ensemble, mais elle est très réservée, et ne semble pas désirer s’éterniser sur le sujet, donc je fais dévier la conversation.
Du coin de l’œil, je l’observe se mordre la lèvre, un peu gênée de se trouver de nouveau dans le groupe de Déborah, malgré leur réconciliation au centre-commercial. Tout le monde y met du sien, évitant au maximum les sujets fâcheux, et au fil des minutes qui passent, Lista semble se détendre.
En tout cas, jusqu’à ce que le car arrive et que Jérémy et sa clique descende. Lista essaye de ne pas regarder dans leur direction, mais les yeux accusateurs de Jérémy, tournés vers nous, la font frissonner.
Je résiste à l’envie de lui prendre la main, et me contente d’un regard rassurant.
Je commence à me dire que Lista ne m’a pas tout dit sur les circonstances de leur rupture.
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