Chapitre 35
Je passe la journée à me ronger les ongles et me mordre l’intérieur des joues. À chaque cours, je m’arrange pour poser mon téléphone sur le coin de la table – suffisamment en évidence pour que les profs n’y fassent pas attention, comme si le mettre sous leur nez garantissait que je ne m’en serve pas. Cependant, Alice ne m’envoie aucun message, si ce n’est pour répondre à mes questions pendant les inter-cours.
Apparemment, Flynn se porte plutôt bien. J’y crois pas une seconde, je sais bien qu’Alice veut que je reste « concentré » au lycée. Elle me le dit clash à la pause déjeuner, quand je l’appelle et que j’exige d’entendre le garçon pour être sûr que tout va bien. Non seulement elle parvient à détourner la conversation sans me le passer, mais elle insiste sur le fait qu’entendre son téléphone sonner toutes les cinq minutes le met de mauvaise humeur.
Elle a qu’à le mettre sur silencieux, putain !
J’attends Lista devant la porte de sa classe pour aller à la cafétéria. Jérémy sort avant elle, rivant son regard noir sur moi. Ses amis tâchent de m’ignorer – Charlie s’est contenté d’un sourire crispé quand il m’a croisé en première heure. Certains m’aiment bien – ou n’ont en tout cas aucun grief contre moi, comme Charlie et Antoine, je suppose – mais font comme si je n’existais pas par respect pour leur ami.
C’est quelque chose que je respecte, alors ça ne m’atteint pas beaucoup.
Le sourire de Lista, quand elle m’aperçois, vaut tous les sacrifices, de toute manière. C’est un sourire qui traduit tout son soulagement, et une réelle joie de me retrouver, ce qui fait bondir mon cœur dans ma poitrine. Comme je sais que ça l’agasse un peu, j’évite de lui demander comment elle va, même si je meurs d’envie de savoir ce qu’elle a dans la tête.
On va tous les deux chercher nos plateaux, et on prend place à table avec Audra, Déborah et leurs amis. Pendant qu’on mange, Lista essaye de s’intégrer, mais je devine qu’elle se sent mal à l’aise. Faire la paix avec ses anciennes amies, c’était une chose, mais traîner avec elles va demander un peu plus d’habitude.
Je vois pourtant que Déborah met beaucoup d’entrain pour l’impliquer dans la conversation. Soit elle a deviné qu’elle n’était pas au mieux de sa forme, et elle ne lui en veut plus du tout, soit elle se réjouie que Jérémy et elle aient cassé.
Peut-être un peu des deux, aussi.
La pause déjeuner est trop courte à mon goût, mais les deux heures de sport en fin de journée compensent largement. Le basket me permet de me défouler, et c’est la première fois que Charlie et Antoine se montrent naturels avec moi, comme si l’esprit d’équipe nous permettait de mettre tout le reste de côté. Franchement, je ne vais pas m’en plaindre !
— On déchire, mec ! Me lance Charlie pendant que d’autres équipes vont sur le terrain. Si on était aux States, on ferait une équipe du feu de Dieu !
Je rigole, à moitié à cause de sa force de vivre, à moitié à cause de son expression vétuste.
À la fin du cours, je me précipite sous la douche et cours pour rattraper Lista avant qu’elle n’ait le temps de sortir du bâtiment. On arrive au même moment à l’entrée du parking.
— J’ai hâte de rentrer, soupire-t-elle. Cette journée a été tellement longue…
Son sourire triste m’inquiète, mais je me retiens de nouveau de lui demander comme elle se sent.
— Je vais essayer de pas griller de feux rouges, réponds-je avec un clin d’œil.
On s’avance vers ma voiture quand Lista s’arrête d’un coup, les yeux écarquillés.
Peut-être parce que je regarde trop de séries américaines, je m’attends tout de suite à voir un mur – ou même ma voiture – tagué, ou un truc du genre. Je tombe complètement des nues quand je suis son regard et que mes yeux se posent sur Eugène et Karen, qui l’attendent de pied ferme.
Ses parents.
Ses parents qui me détestent.
Lista et moi échangeons un regard, et sans un mot on se met d’accord. Je vais rentrer chez moi, et elle va rejoindre ses parents. Je vois mal Eugène se mettre à crier parce-qu’elle traîne avec son voisin, le fils des deux lesbiennes.
Mais après tout, je n’imaginais pas que Jérémy pouvait être aussi con, quand je l’ai rencontré.
Poussé par un mauvais pressentiment, je le cherche des yeux. Il est en train d’observer Lista entrer dans la voiture de son père en regardant ses chaussures. Il a un petit sourire au coin des lèvres et, tout à coup, j’ai la certitude que c’est lui qui a prévenu les Estella.
— Connard, marmonné-je en m’asseyant derrière le volant.
Je suis de très mauvaise humeur quand je retourne chez moi. Ce n’est qu’en entrant dans la dépendance que je me souviens de Flynn, et de son sevrage maison.
On peut leur accorder une chose, à Alice et lui : la dépendance est en meilleure état que ce que j’avais prévu de trouver en rentrant.
Je les retrouve tous les deux dans ma chambre. Flynn est allongé sur mon lit, et se tient le ventre, l’air maladif, à moitié endormi mais suffisamment conscient pour gémir douloureusement. Alice est assise sur le canapé, les jambes ramenés devant sa poitrine, et lit un des comics que je laisse traîner sur les étagères.
— Bonne journée ? Demande-t-elle d’une voix las en levant les yeux de sa lecture.
— Ça passe, jusqu’à ce que les parents de Lista se ramènent.
Alice hausse les sourcils.
— C’est quoi le problème avec eux ?
— Ils me détestent parce que mes parents sont deux femmes.
Je me laisse tomber sur le canapé, à côté d’elle. Alice pose le comics là où elle trouve de la place.
— Et vous, votre journée ?
— Pourrie, marmonne Flynn.
— Plutôt bonne, fait Alice sans faire attention à lui, comparé à ce qu’il pourrait vivre par la suite.
Sérieusement ? Il est pas suffisamment en train de douiller ?
— Putain, juré-je, ça fait vraiment chier.
On laisse tous les deux notre tête tomber sur le dossier du canapé. Sans quitter le plafond des yeux, je demande à mon amie si elle ne devrait pas rentrer chez elle.
— T’as des cours, non ?
— J’ai étudié ici.
— Ras du tout, rétorque Flynn avec un demi-sourire carnassier, elle était trop occupé à me sucer la bite pour bosser.
Alice répond en donnant un coup de pied dans le lit, et il gémit un peu plus.
— Montre-toi encore grossier devant moi, et tu vas le regretter, menace-t-elle.
— Vous faites un joli couple, marmonné-je.
Alice me jette un regard meurtrier, et Flynn vomi – au sens littéral, dans la même poubelle que je lui ai donné hier. L’odeur m’agresse les narines, mais la fenêtre est déjà ouverte.
— C’est quoi, le programme ? Je demande avant qu’Alice ne me jette une réplique cinglante.
— On le surveille.
— Et quoi d’autre ?
— Rien d’autre, ça va monopoliser toute notre énergie.
Alice reprend le comics, l’air revêche. La conversation est terminée.
Pendant que Flynn continue de souffrir sur le lit, j’envoie un texto à Emma en m’efforçant d’occulter ses gémissements douloureux et ses remarques bien senties.
Yo, quoi de neuf ? Répond-t-elle.
J’essaie de me remémorer la dernière fois qu’on a parlé. C’était avant la soirée de Jérémy. Je lui fais un débriefing qui dure une petite dizaine de messages. Quand je termine mon récit, j’ai mal aux pouces à force de taper à toute vitesse sur mon écran.
Wow, et moi qui pensais gagner le trophée du meilleur ragot en te disant que j’ai embrassé Nick.
Sa nouvelle est beaucoup plus joyeuse que mes histoires, et je m’empresse de lui demander tous les détails. À chaque fois qu’elle me pose une question sur Flynn, ou sur Lista, je reviens sur sa relation avec Nick. Ces deux là sont comme chien et chat depuis que je les connais, mais j’ai toujours cru que lui en pinçait pour une cruche d’un an plus âgé que nous.
Ouais, je croyais aussi, mais il s’est fait une raison. Alors je lui ai proposé un rencard, et je l’ai embrassé avant qu’on rentre chez nous. On s’est revu ce matin, et il avait déjà raconté à tous ses potes qu’on sortait ensemble. C’était plutôt simple.
Ça ne m’étonne pas qu’elle ait pris l’initiative. Quand je l’imaginais avec un mec, ou une fille, je pensais toujours qu’elle embrasserait la première, qu’elle demanderait son numéro avant l’autre, etc. Elle est du genre entreprenante, sans se prendre la tête.
C’est super cool, j’aurais voulu être là pour voir ça.
Tkt, je t’enverrais plein de selfies de nous en train de nous bécoter.
Je ricane, moitié horrifié, moitié amusé. Alice me jette un coup d’œil. Je hausse les épaules.
Ça me fait plaisir que Emma et Nick se soient trouvés. Je suis content que au moins un de nous deux ait ce qu’il veut.
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