Chapitre 36
Ma nuit n’est pas beaucoup mieux que la précédente. Je n’envoie pas de message à Lista, parce que j’imagine bien que ses parents la surveillent. Au matin, quand Alice arrive, j’attends que Eugène parte travailler, et je monte dans ma voiture. Je dois me faire une raison quand je vois celle de Karen dépasser la maison – je ne vais pas conduire Lista au lycée aujourd’hui.
Une fois garé sur le parking, je rejoins Audra et Déborah, et je guette le moment où Lista sortira de la voiture. J’imagine que sa mère la retient, parce-qu’elle n’ouvre la portière qu’à la première sonnerie.
Suis-je donc le seul à penser que leur réaction est vraiment exagérée ?
Je n’ai des nouvelles qu’à la première inter-cours, mais on ne peut parler tous les deux qu’à la pause déjeuner. Lista me sourit tristement quand elle m’aperçoit devant la porte de sa classe.
— Je suis désolée, dit-elle tout de suite, mes parents ont vraiment mal réagit à… à tout.
— À tout ?
Lista fait un geste pour englober quelque chose de gros.
— Ils adorent Jérémy. C’était le gendre idéal pour eux, ils ont mal digéré que je décide de rompre avec lui. Ils comprennent pas qu’il ait pu être…
Lista s’interrompt, je jette un regard gêné, avant de passer à la suite :
— Bref, il a voulu se venger et il a appelé mes parents parce-qu’il savait qu’ils n’accepteraient jamais que je passe du temps avec toi.
— Je m’étais douté que Jérémy était derrière tout ça.
Depuis que je l’ai vu ce matin, il est rayonnant. Connard…
— Mon père s’est énervé, continu Lista, et quand j’ai pris ta défense, il a aussitôt spéculé que tout était de ta faute. Joshua, je suis vraiment désolée, j’aurais vraiment voulu qu’ils comprennent que t’es un garçon formidable.
Je hausse les épaules, lui signifiant que ça ne fait rien. Si elle pense que je suis un garçon formidable, j’en demande pas plus. En tout cas, je comprends entre ses mots que ses parents sont pas prêts de lâcher le morceau.
— Je voulais qu’on retourne courir, ce soir, soupire-t-elle en prenant son plateau, mais je suis même pas sûre qu’ils me laisseront sortir.
Donc elle voulait reprendre nos footings journaliers ? Ça c’est une bonne nouvelle !
— Laissons passer le temps, ils passeront à autre chose.
Ça m’emmerde quand même pas mal cette histoire. Jérémy a bien réussi son coup !
— J’espère que tu as de la patience, alors, rigole-t-elle.
La tension dans sa voix et dans ses muscles s’évapore petit à petit, et je me demande si c’est moi qui lui fait cet effet. On s’assoit avant que Audra et Déborah n’arrivent. Dès leur entrée dans la cafèt, je devine que quelque chose ne va pas. Déborah n’a rien pris à manger, et Audra lui jette des regards pétris d’inquiétude.
— Quelque chose ne va pas ? Je demande aussitôt qu’elles s’assoient.
Le reste de leur bande ne tarde pas à nous rejoindre.
— Jérémy est un crétin, se contente de marmonner Audra.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
Déborah, qui restait fixer la table en essuyant quelques larmes, relève la tête en entendant l’intonation protectrice de Lista. Je n’imaginais pas que ces deux filles redeviendraient amies aussi vite, mais cette réaction naturelle de ma voisine dément mes suppositions.
— Il est venu me voir pour me demander de ressortir avec lui.
— Et quand Déborah a refusé, termine Audra, il s’est lancé dans une tirade sur… Enfin, sur…
— Sur le fait que je suis la plus grosse salope du lycée, et que je devrais pas me montrer difficile.
Déborah crache ces derniers mots, et je sens la tension envahir les muscles de Lista. On dirige tous les deux le regard vers son abruti d’ex, qui jette des regards rieurs à Déborah, l’air content de lui. Cette dernière, grimace.
— C’est de ma faute, se désole Lista d’une voix tendue.
— Non, répond Déborah. Tu as fait ce qu’il fallait. Ce mec ne mérite aucune de nous.
Lista baisse les yeux, et je sens qu’elle n’est pas rassurée. Elle se sent coupable. Je me rends compte que, jusqu’à présent, sortir avec lui permettait de maintenir les hostilités au minimum. Maintenant que Lista a rompu, je ne serais pas étonné que de nouvelles rumeurs circulent dans les couloirs. Ce type est un vrai porc…
Je pose la main sur celle de Déborah, et lui fait un sourire rassurant.
— On s’en fout de ce mec. Vous valez mieux que ça.
Je me rends compte après coup que j’ai blessé Lista. Elle fuit mon regard et ne me répond que par un minimum de mots. J’aimerais savoir quoi dire, mais Jérémy devient persona non grata et j’ai du mal à placer des mots dans le flux de paroles autour de la table. Finalement, elle s’enfuit à son prochain cours avant que je n’arrive à m’excuser pour mes paroles maladroites.
Ça m’occupe toute l’après-midi, et je me triture la tête pour essayer de régler les choses. Je me sens con de l’avoir blessé en voulant consoler Déborah. Et merde…
Je cours pour la rattraper avant qu’elle ne retrouve sa mère sur le parking, mais au moment où je sors, elle est déjà en train d’entrer dans la voiture. Elle ne me regarde pas, et je les vois s’éloigner jusqu’à disparaître totalement. Je m’assois derrière le volant en me mordant l’intérieur des joues.
Je me gare un peu de travers dans l’allée devant la maison, et je cours jusqu’à la dépendance pour déposer mes affaires. Je fonce devant Flynn et Alice pour chercher quelque feuilles de papier rouge, que j’étale sur la table de la cuisine.
— Euh… ça va ? Demande Alice en me regardant écrire quelques mots sur une feuilles coupée en carré.
— Très bien, et vous ?
Réponse automatique, je n’écoute qu’à moitié sa réponse. Du coin de l’œil, je m’aperçois que Flynn est devenu blanc comme un cachet d’aspirine. Tandis que je plie la feuille rouge avec minutie, Alice m’explique que ma mère va bientôt rentrer et qu’elle a demandé à parler avec lui dès qu’il serait prêt à bouger.
— Il a pas fait trois mètres tout à l’heure avant de vomir, marmonne-t-elle. Ce qui est bizarre, parce-qu’il ne devrait plus rien avoir à recracher.
Je lève les yeux vers elle avant de terminer mon origami. Mon regard se pose sur la silhouette du garçon, son visage de panda avec des cernes immenses et noirs comme de l’encre, et ses cheveux gras. Il porte mes vêtements, n’ayant pas pu prendre de change, mais mes habits sont trop petits pour lui. Il est en piteux état.
— Je pensais profiter qu’il soit dans la maison pour passer récupérer ses affaires chez les Pacat, dit Alice comme si elle lisait dans mes pensées.
— Tu as besoin de mon aide ?
Même si je me déteste de penser ça, Flynn a présentement plus besoin de mon aide que Lista.
— Non, ça va aller. Tu as l’air pressé.
Elle hausse les sourcils. Depuis le mur contre lequel il s’est laissé tombé, Flynn ricane.
— Il veut retrouver Évangelista, dit-il d’une voix narquoise.
— Ses parents ne détestent pas les tiens ? Fait remarquer Alice.
— Techniquement, ils ne les détestent pas. Disons plutôt qu’ils réprouvent leur mode de vie.
— Ils sont carrément homophobes, ouais ! s’esclaffe Flynn. Je parie qu’ils ont interdit à Lista de te fréquenter.
Je me retourne vers lui, piqué à vif.
— C’est bizarre comme tu as tout d’un coup plus d’énergie pour me faire chier, hein ?
— Que veux-tu, t’es un doliprane humain, mec.
Il lève le pouce en l’air, puis le pointe vers le bas avec un regard carnassier. Je soupire.
— On devrait te donner une médaille pour le supporter toute la journée, dis-je à Alice.
Elle hausse les épaules, mais ne semble pas peu fière.
Je termine rapidement mon pliage, et bientôt deux roses en papier reposent dans le creux de ma main. Alice ouvre de grands yeux, et me fait promettre de lui apprendre à reproduire la même chose. J’attends que ma mère arrive, et aide Flynn à rejoindre la maison avant de laisser ma voiture à Alice pour aller chez les Pacat.
Aussitôt, je me tourne vers la maison des Estella, et je m’approche de la fenêtre en me pliant en deux, tachant d’être discret. Je regarde par la fenêtre et aperçois Lista assise dans le canapé, un manuel d’anglais sur les genoux. Avisant la présence de sa mère, je toque contre la fenêtre dès qu’elle part dans une autre pièce.
Il me faut plusieurs petits coups avant d’attirer son attention. Je lui fais discrètement signe d’ouvrir la fenêtre. Elle repose son manuel sur la table basse. Aussitôt que j’entends le grincement, je pose la première rose, qui contient mes excuses, sur le bord.
— Lista ? Retentit la voix de Karen. Qu’est-ce que tu fais.
— Rien, j’avais un peu chaud.
Silence.
— D’accord. Mais ne laisse pas ouvert trop longtemps, ça se rafraîchie.
— Bien sûr, pas de soucis.
J’entends les pas de Karen s’éloigner dans la maison. C’est dingue, elle surveille ses moindres faits et gestes ! Je me dis que je eu raison de pas miser sur les textos.
Lista bouge, au dessus de moi, mais ne ferme pas la fenêtre. Elle s’éloigne, puis revient, et une boule de papier me tombe dans les cheveux. Je déplie et lis les quelques mots qu’elle a écrit en dessous de mon message.
T’inquiète pas.
Je souris, la chaleur submergeant de nouveau ma poitrine, et je pose la deuxième rose sur le bord. Une demande, cette fois-ci. Je l’entends déplier l’origami, puis rire sous cape. Quelques secondes plus tard, les notes d’un piano résonnent dans le salon.
Je reste sous la fenêtre un moment, les yeux fermés, profitant de la musique qui parvient jusqu’à mes oreilles. C’est vraiment dingue, elle joue comme une pro. Beaucoup des mélodies me sont inconnues, même si je reconnais quelques classiques comme Pachelbel. Je me laisse bercer aussi longtemps que dure la musique, et je sens qu’on partage tous les deux un moment unique, malgré les barrières de la distance et de ses parents.
J’imagine ses doigts voler sur les touches, ses yeux plongés dans le vide, et son sourire quand elle joue, satisfaite, telle que je la vois toujours dans mes rêves. C’est merveilleux.
Je finis par me rendre compte de quelque chose quand je sens une larme couler sur ma joue malgré-moi : toutes les musiques que Lista joue sont tristes, ou mélancoliques. Il n’y a aucun air joyeux. Au début, je songe que c’est peut-être son style – peut-être préfère-t-elle des mélodies chargées en émotion romantique.
Puis je pense à Jérémy, et à toutes les fois où elle avait l’air triste depuis qu’ils ont rompu. Je songe à sa fierté, la certitude qui transpirait dans sa voix quand elle m’a annoncé la nouvelle. Elle ne regrette pas d’avoir cassé.
Mais une nouvelle fois, je me fais la réflexion qu’il s’est passé quelque chose à cette soirée qu’elle ne m’a pas dit. Quelque chose qui l’a mit au pied du mur, sans lui laisser d’autre choix que d’agir. Je me demande comment je vais pouvoir creuser ce sujet, sans la blesser de nouveau.
Mais au terme d’une mélodie, je mets tout ça de côté, parce que ce moment est magique et que je ne veux pas perdre le peu de temps que j’ai à me poser des questions sur Jérémy. Il y a un temps pour les inquiétudes, et un autre pour l’amour.
Et Dieu que j’aime cette fille !
Je ne sais pas bien combien de temps dure ce moment. Je sais que Alice est rentré, car j’ai vu ma voiture passer devant la maison, et je me rends compte que je ne lui ai jamais demandé si elle avait le permis. Mon cœur accélère quand j’imagine les problèmes qu’on aurait pu avoir dans le cas contraire, mais j’essaye de me rassurer en songeant que si elle est rentré, c’est qu’il n’y a pas eu de soucis.
Quand l’air froid de la soirée nous tombe dessus, et que l’heure où Eugène va rentrer approche, j’entends Lista arrêter de jouer et venir à la fenêtre. Elle la ferme, et au milieu du grincement, j’ai l’impression de l’entendre murmurer un remerciement émotif.
Je me lève et, plié en deux, je me glisse de l’autre côté de la haie sans me faire repérer.
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